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On devient indulgent, parce qu’on se pénètre de cette idée que si l’on voulait être sévère, il faudrait l’être sans cesse. On reconnaît que bien peu de choses sur la terre méritent la haine et l’indignation, et qu’il faut apporter à la masse des hommes en échange de ses bassesses et de ses folies un peu de mépris et beaucoup de pitié. Tu crains qu’il n’y ait de la dureté dans mes principes, mon amie, rassure-toi. Ce n’est pas à moi qu’il conviendrait d’être si impitoyable. Je sens combien je vaux peu, et je le sens surtout quand je te parle, à toi, mon Adèle bien-aimée. Tu ne saurais te figurer d’ailleurs dans quelle incroyable bienveillance j’enveloppe tous mes frères d’humanité. Je me suis accoutumé de bonne heure à rechercher dans le mal qu’on me fait le motif qui a poussé un homme à me faire ce mal. Alors ma colère d’un moment se change presque toujours en une longue et profonde compassion. Il m’arrive même assez souvent de trouver un principe louable dans la source d’une mauvaise action. Alors tu conviendras qu’on n’a guère de mérite à se consoler du tort reçu et à le pardonner. J’en reviens toujours à cette idée que je ne puis demander à des créatures vulgaires la perfection de mon Adèle. Après cette réflexion il est tout simple que je sois indulgent. Il est remarquable, chère amie, qu’on ait souvent traité l’amour de folie, de démence, de maladie, etc. Hé bien ! l’amour enseigne la plus belle des philosophies.

Je viens de te conduire dans des idées graves, mais parmi lesquelles ton esprit doit se retrouver comme dans une patrie ; car je suis sûr qu’il n’y a rien de ce que j’exprime ici si faiblement que tu ne sentes comme moi et mieux que moi. Je ne dépose qu’en toi ces méditations intimes. Elles ne doivent être entendues que d’un cœur qui vive dans l’innocence et dans l’amour à la fois. Un enfant ne me comprendrait pas encore, un vieillard ne me comprendrait plus. C’est cette jeunesse de l’âme, Adèle, que nous conserverons toujours, si ton affection pour ton Victor est éternelle comme le sera sa tendresse pour toi. Adieu pour aujourd’hui. Je vais à Saint-Sulpice. Y seras-tu ?


Vendredi (5 avril).

Je t’ai vue enfin hier au soir et j’en suis encore tout heureux. Quelle est donc cette puissance enchanteresse que tu exerces sur moi ! Quoique je te voie à présent bien souvent, ta présence produit toujours sur moi les mêmes effets avec la même force. Si je t’aperçois de loin, de très loin, comme je t’ai reconnue hier de la rue d’Assas, le cœur me bat et je double le pas comme lorsque je ne te voyais qu’à de longs intervalles, pendant de courts instants et grâce à des hasards longtemps épiés. Mon Adèle, j’ai beau