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Jeudi, 4 avril.

J’espérais te voir ce matin à l’église ; je t’ai attendue bien longtemps et bien inutilement. J’y retournerai à trois heures et si je ne t’y vois pas, j’aurai du moins la consolation d’avoir fait pour toi ce que tu ne ferais certainement pas pour moi. Ce sera à la fois une consolation et une peine, car on voudrait toujours être aimé autant que l’on aime.

Tu te plains, chère amie, de ce que je t’écris, dis-tu, moins qu’autrefois. Cette plainte est loin de me sembler fondée. Si je m’écoutais, Adèle, je donnerais au bonheur de t’écrire tout le temps que je ne pourrais consacrer au bonheur de te voir. Mais ce serait de l’égoïsme, et tu serais la première à me rappeler que toutes mes heures doivent être employées utilement plutôt qu’agréablement, et que je ne dois pas encore penser à passer tout mon temps aux choses qui me plaisent. Il me faut, je t’assure, beaucoup de courage pour ne pas t’apporter toutes les semaines un gros cahier où la même idée unique d’amour et de dévouement serait reproduite sous toutes les formes et dans toutes les phrases. Toutes occupations qui ne me ramènent pas directement à toi me sont insipides, et il faut qu’elles soient bien nécessaires pour que je me résigne à m’y livrer. Aussi quand mes journées se sont bien ennuyeusement écoulées au milieu de ces affaires de tout genre qu’entraîne le souci d’une réputation et d’un état, je me récompense de mes peines en t’écrivant, je me repose en toi, mon Adèle, de toutes les fatigantes distractions qui se disputent ma vie. J’oublie alors qu’il existe autour de moi un monde, des hommes qui s’agitent dans le bien et dans le mal, des événements qui s’écoulent, un ciel plein de nuages et d’étoiles, j’oublie tout pour ne penser qu’à celle qui peuple pour moi cet univers moral et physique où sans toi je serais comme dans un désert. Dans ces moments d’oubli où domine ton seul souvenir, où ma pensée peut s’attacher sur toi pleinement sans mélange et sans diversion, il me semble que je suis placé bien haut pour voir la terre. Alors de même que je pleure de ce dont rient les hommes, je me sens la force de rire de ce dont ils pleurent. Je sépare alors distinctement l’animal humain de l’âme divine. Le mépris que m’inspirent les douleurs qui ne s’adressent qu’à la matière me rend plus sensible aux moindres des souffrances qui vont au cœur. Adèle, toutes les choses dont se compose l’existence prennent une face nouvelle quand on aime, l’âme, placée dans l’amour qui est sa vie naturelle, acquiert alors de nouvelles forces pour observer le monde au milieu duquel elle est exilée.