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Mercredi, dix heures du soir [27 mars][1].

Il est difficile de revenir plus contrarié d’une soirée plus heureuse. Imagine-toi, mon Adèle, qu’au moment où je sortais, ta mère m’en a proposé une pareille pour demain et qu’il a fallu que j’aie sottement accepté il y a quelques jours pour demain même une invitation à dîner avec un de mes amis éloignés qui est venu passer quelques instants de loisir à Paris. En sorte que tout le monde y perdra. Au lieu d’une joie cordiale, j’apporterai demain au nouvel arrivant toute la tristesse et tout l’ennui de ton absence. L’idée que je pourrais passer près de ma femme adorée ces moments si fastidieux me rendra moi-même pour les autres le plus fastidieux des hommes. Adèle, je ne connais pas de plaisir, quelque grand et quelque vrai qu’il soit, même celui d’un entretien intime avec mon meilleur ami, qui approche seulement à une distance immense du moindre bonheur qui me vient de toi, fût-ce celui d’entrevoir de loin ta robe dans une promenade. Juge maintenant de la comparaison cruelle qui se présentera demain soir incessamment à mon esprit. Mon Adèle d’un côté, et tous ces importuns, tous ces odieux indifférents de l’autre ! À peine avais-je parlé à ta mère de cet engagement, qu’il m’est survenu l’idée toute simple de m’en débarrasser à tout prix, mais ta mère me l’a si positivement défendu, que j’ai dû me taire. Il est vrai que j’ai pensé que je te verrais vendredi à midi, ce qui m’aide à me résigner, car si je t’avais vue demain soir, je ne t’aurais pas vue après-demain matin. En me répétant cela, je me console un peu. Et puis vendredi soir je passerai encore ma soirée avec toi, ce qui me fera supporter cette insipide lecture avec joie, puisque ce sera une occasion de te voir. Adieu pour ce soir, j’ai voulu te dire avant de me coucher combien je suis triste, et mécontent de moi-même ; il me semble que parler à ma bien-aimée Adèle de ma tristesse et de mon mécontentement, cela me soulage.

Je viens de baiser tes cheveux, et cela a achevé de me remettre. Je vais songer à toi en m’endormant afin de rêver de toi quand je dormirai. Adieu donc, adieu, j’ai bien de la peine à me séparer de toi, même sur le papier.

  1. Inédite.