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que je meure. Le terme n’est peut-être pas éloigné, et c’est une idée, mon Adèle, avec laquelle il faut que tu te familiarises. En attendant, je te promets de chercher à reculer un moment qui ne viendra peut-être que trop tôt. Je pense que nous devons désormais conserver en public la plus grande réserve l’un vis-à-vis de l’autre, ce n’est pas sans de longs combats que j’ai pu me résoudre à te recommander d’être froide avec moi, avec ton mari, ton Victor, celui qui donnerait tout pour t’épargner la moindre peine ; il faut encore que je me condamne à ne plus m’asseoir près de toi, et ici, chère amie, je t’en conjure, aie pitié de ma malheureuse jalousie, évite tous les autres hommes comme tu m’éviteras moi-même, je ne viendrai plus à tes côtés, que du moins j’aie la consolation de ne pas voir d’autres que moi jouir d’un bonheur auquel ton intérêt seul peut me faire renoncer, reste auprès de ta mère, place-toi entre d’autres femmes ; tu ne sais pas, mon Adèle, à quel point je t’aime. Je ne puis voir un autre seulement t’approcher sans tressaillir d’envie et d’impatience, mes muscles se tendent, ma poitrine se gonfle, et il me faut toute ma force et toute ma circonspection pour me contenir. Juge de ce que je souffre quand tu valses, quand tu en embrasses un autre que moi ; je t’en supplie, ma chère Adèle, ne ris pas de ma jalousie, songe que tu es à moi et conserve-toi toute entière pour moi seul. Je te prie aussi de ne pas souffrir les familiarités de M. Asseline[1], ton mari a ses raisons pour cela.

Tu dois donc, mon amie, te montrer à l’avenir tout à fait indifférente à mon égard tant que nous ne serons pas absolument seuls. Il faut calmer les inquiétudes de tes parents en leur persuadant par ta conduite extérieure vis-à-vis de moi que tu ne m’aimes plus ou plutôt que tu ne m’as jamais aimé[2]. Cependant je prévois que je ne tarderai pas moi-même à concevoir d’autres inquiétudes bien plus cruelles, je tremblerai à tout moment que l’indifférence que je te conseille de feindre ne devienne une réalité. Alors, mon Adèle, n’épargne rien pour me rassurer, un sourire, un regard, un mot de ta main suffiront. Oui, écris-moi, écris-moi aussi souvent que tu le pourras sans danger et que tes occupations te le permettront. Raconte-moi tout ce que tu feras, tout ce qui t’arrivera, mets-moi de moitié dans toutes tes peines ; dis-moi ce que Mme  Foucher entend par prendre un parti quelconque, ce mot de ta lettre m’a fait frémir ; voudrait-elle t’éloigner de moi ? Elle en est bien la maîtresse, mais alors, ma charmante Adèle, je crains bien bue

  1. Oncle d’Adèle.
  2. Cette recommandation troubla Adèle au point de provoquer cette lettre remise à Victor le 25 février : « …Tu as toute ma confiance, j’avais la prétention de te garder comme mon mari. Toi-même, sachant à quel point je t’aime, tu m’as dit qu’il était de mon devoir de cesser toute communication avec toi. J’ai manqué à mon devoir et j’y manque encore. Pardonne-moi, ne me méprise pas, et je mourrai contente, comme je te l’ai déjà dit. »