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au haut de cette tour comme la sentinelle qui veillera sur ton bonheur et ton repos ; je travaillerai avec plus d’ardeur et de joie encore en songeant que le prix de ce travail est si près de moi.

Adèle, il ne manquera à tant de bonheur que la présence de celle qui en eût tant joui, car elle était ma mère, elle m’aimait et elle t’aimait aussi, toi en qui son fils plaçait tout son orgueil et toute sa félicité. Que ne t’a-t-elle tout à fait connue ! Mais, mon amie, ses regards se sont trop arrêtés à tout ce qui t’entourait, elle t’a jugée d’après ceux à qui tu es si loin de ressembler ; ses yeux n’ont pas été comme les miens pénétrer jusqu’à ton âme. Elle t’eût certainement aimée et estimée bien plus que moi, son Victor, si elle t’avait vue comme je te vois, si noble, si grande et si pure ! Déjà mon long et opiniâtre amour l’étonnait, ma haute estime pour toi la gagnait lentement, et sans l’affreux malheur qui nous l’a si tôt enlevée, nous aurions peut-être été heureux par elle un an plus tôt.

Adèle, pardonne-moi de mêler des idées si tristes à d’autres idées si riantes ; mais avant de me livrer entièrement à nos délicieuses espérances, tu ne peux me blâmer de donner encore un regard à cette mère admirable pour la mémoire de laquelle je voudrais te voir partager mon culte et mon amour. Une fois réunis, ce n’est pas elle qui nous eût imposé des entraves si singulières et presque si offensantes[1]. Elle eût cru s’humilier elle-même, si nous estimant tous deux, elle eût gêné notre liberté ; elle eût voulu, au contraire, que, par de hautes et intimes conversations, nous nous préparassions mutuellement à la sainte intimité du mariage. Elle aurait su qu’il n’y a rien dans mes plus secrètes pensées qui soit dangereux pour toi et rien dans les tiennes qui ne soit utile et profitable pour moi. Son Victor t’aurait consultée en tout, se serait plu à te révéler dans la solitude tous les mystères de la poésie qui touchent de si près aux mystères de l’âme et de la vertu, et auxquels par conséquent tu es si digne d’être initiée. Le soir, qu’il m’eût été doux d’errer loin de tous les bruits, sous les arbres et parmi les gazons, devant toi et devant une belle nuit ! C’est alors qu’il se manifeste à l’âme des choses inconnues à la plupart des hommes. C’est alors que toutes les formes de la nature semblent ravissantes et divines, et que tout paraît en harmonie avec l’ange qu’on aime. Dans ces moments, chère amie, la parole humaine est

  1. « ... Je pense toujours au bonheur de te voir tous les jours. Je serai donc plus heureuse que je n’ai jamais été. Nous mangerons presque toujours à la même table et quand je dormirai je rêverai de toi et quand je me réveillerai je penserai que tu es près de moi. La même cloche nous dira qu’il est l’heure de nous donner mutuellement le bonjour… Mais aussi point de promenade ensemble dans le jardin sans maman. Tel est l’ordre. Je me vois bien souvent tourmentée. Mais il faut en savoir bon gré à mes parents. Ils le font parce qu’ils croient que cela doit être ainsi. Leurs vues sont louables. » (Reçue le 21 mars 1822.)