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Ce dimanche matin [17 mars][1].

Tu m’as accusé hier d’injustice, mon Adèle, puis tu as ajouté avec ton sourire doux et triste : Je ne t’en veux pas. Quelque convaincu que je fusse du peu de réalité de cette injustice que tu me reprochais, cela aurait suffi, certes, pour me faire tomber à tes genoux si nous avions été seuls. Tu ne m’as point voulu dire adieu, et quoique dans l’état où j’étais je n’eusse pas besoin de cela pour souffrir toute cette nuit, je te dirai à mon tour que je ne t’en veux pas. — Adèle, mon profond respect, mon culte pour toi est tel que pour ne pas considérer comme une sorte de sacrilège la familiarité que tu as daigné me permettre avec toi, j’ai besoin de me rappeler à chaque instant et cette permission même et tous mes droits. Juge maintenant de la commotion que je dois éprouver quand je te vois flétrie de la familiarité de quelque autre homme, quand je te vois descendre de toute la hauteur où tu es placée dans mon admiration et mon estime pour tomber dans l’intime égalité d’un être vulgaire et d’un homme ! Hier, malgré toutes les petites contrariétés dont je t’ai parlé et l’ennui de tout ce qui nous entourait, je jouissais d’un grand bonheur intérieur, de celui de me sentir enfin élevé au nom de ton mari, car je crois t’avoir dit combien le rang moral est à mes yeux au-dessus du rang social ; c’est dans ce moment que j’ai été brusquement heurté par cette parole familière qui t’a tout à coup dégradée jusqu’à celui qui la prononçait. Tu ne peux concevoir ce qui s’est passé en moi dans ce moment-là. Le souvenir de cette prière, oubliée par toi durant dix-huit mois alors qu’elle aurait dû t’être plus sacrée que jamais, et réitérée inutilement il y a cinq mois, lorsque le simple sentiment des convenances, quand même tu n’aurais jamais pensé à moi, aurait dû t’avertit de la dignité de ton sexe, de ton âge et de ton âme ; ce souvenir et la nécessité de renouveler pour la troisième fois un avis que je n’aurais pas dû être contraint de t’adresser une seule, tout cela m’a accablé comme si on m’avait dit : elle, que vous aimez, que vous respectez comme Dieu ne vous aime point et ne se respecte pas. Cela m’a semblé si étrange, qu’il m’est venu des idées étranges ; ce qui eût été naturel pour toute autre femme, mais était monstrueux et odieux à ton égard. Aussi à peine la

  1. Inédite.