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(1er mars.)

Je ne puis comprendre, Adèle, comment j’ai écrit des mots qui aient pu donner lieu aux idées qui t’ont si justement blessée dimanche. Cela est d’autant plus singulier que jamais jusque-là ces idées ne m’avaient approché. Elles bouleversent tout mon système de vie, elles révoltent tous mes principes de conduite. Aucun de mes amis, même les moins sévères dans leurs mœurs, n’aurait pu concevoir de moi le soupçon que je ne sais quelle absurde phrase t’a inspiré ; n’est-ce pas une fatalité, qu’une de mes lettres fasse naître de pareilles interprétations chez toi, toi ma femme bien-aimée, toi aux yeux de laquelle je dois surtout tenir à conserver ma propre estime ? Que m’importe, chère amie, ce que pense de moi l’univers, si tu en penses mal ? Y a-t-il quelque estime au monde qui puisse me consoler de ton mépris ? Je savais bien que quelquefois la pensée échappait à l’expression, mais je ne croyais pas que l’expression pût la dénaturer, et la dénaturer aussi cruellement. Mais tout cela est effacé. Mes explications ont je n’en doute pas détruit chez toi toute impression fâcheuse. Il me reste à m’étonner d’avoir pu avoir à donner des explications là-dessus. C’est ma faute et je m’applaudis de l’effet désagréable que t’ont produit ces paroles si obscures dont l’ambiguïté présentait ce sens odieux et révoltant. Je te remercie, Adèle, je te remercie du fond de l’âme de t’être indignée quand il s’est présenté à ton esprit ; je te remercie de t’être affligée, cette indignation et cette affliction me prouvent que je suis aimé comme je veux l’être, comme je t’aime. Chère amie, c’est toujours pour ton Victor une vive joie, quand il découvre en toi quelque nouvelle générosité de sentiments qu’une occasion inattendue développe.

Oui, je serais méprisable si j’avais jamais pu penser un seul instant dans ma vie à une autre que toi, si tu n’étais pas pour moi toutes les femmes et certes bien plus que toutes les femmes ; le jour où je cesserais de penser ainsi, jour qui ne sera jamais, je serais vil et méprisable à tes yeux et aux miens. Maintenant, doute si tu peux et si tu l’oses. Non, mon Adèle, non, je ne suis pas indigne de toi, même dans la moindre, dans la plus irréfléchie de mes pensées. S’il s’éveille chez moi un désir, il se tourne vers celle qui purifie et tempère tout, même le désir ; toute autre femme se compose à mes yeux d’une robe et d’un chapeau ; je n’en demande pas davantage.