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Samedi (9 février).

Me voici seul dans cette triste chambre, comptant toutes les heures qui séparent le matin du soir ; elles sont bien longues. Que vais-je t’écrire ? J’ai le cœur plein et la tête vide. Je voudrais ne te parler que de toi, de notre amour, de nos espérances ou de nos craintes, et alors je n’aurais pas de paroles pour mes idées ; mais il faut t’entretenir de choses insipides, de ces caquets importuns qui t’affligent et me sont par conséquent odieux ; il faut te démontrer que ces causeries sont aussi insignifiantes que les oisifs qu’elles occupent, te rassurer, te consoler sur des choses qui ne devraient te causer ni alarmes, ni chagrins.

Que peut-on dire, en effet, mon Adèle ? Que je vais t’épouser ? Eh bien ! en rougis-tu ou en doutes-tu ? Tu crains peut-être qu’on n’ajoute que tu m’aimes. Si tu crains cela, c’est que tu ne m’aimes pas ; quand on aime, on est fier d’aimer. Ne te méprends pas, chère amie, au sens de ces mots ; je ne prétends pas dire par là que tu doives être fière de celui que tu aimes ; c’est un bonheur dont je suis loin d’être digne. Mais tu dois être fière d’avoir une âme capable de sentir l’amour, cette passion grande, noble, chaste, et la seule éternelle de toutes les passions qui tourmentent l’homme dans la vie. L’amour, dans son acception divine et véritable, suppose dans l’être qui l’éprouve toutes les vertus, comme chez toi, ou le désir de les avoir toutes, comme chez moi. Un amour pareil à celui que j’ai pour toi, mon Adèle, élève tous les sentiments au-dessus de la misérable sphère humaine, on est lié à un ange qui nous soulève sans cesse vers le ciel. Ce langage paraîtrait bizarre à une femme ordinaire, toi, tu es faite pour le comprendre puisque tu l’inspires.

Nous voici loin en apparence des commérages ridicules dont je voulais t’entretenir. Si nous n’étions pas destinés l’un à l’autre, Adèle, je les ferais cesser en disparaissant. C’est le seul moyen de fermer les bouches, et encore ne réussit-il pas toujours. Aujourd’hui c’est à toi de voir si cela est nécessaire ; si tu le juges ainsi, je t’obéirai, je viendrai moins souvent ou je ne viendrai plus, jusqu’à ce que mon sort soit fixé. Si les choses te semblent mieux ainsi, ce sera pour moi une preuve que j’en souffrirai seul et alors je me résignerai à souffrir, en attendant le temps où cette souffrance cessera. Je te l’ai déjà dit, il n’y a que deux grands événements dans mon avenir :