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est une femme dépravée, mais seulement qu’elle perd sa réputation et s’attire la déconsidération du monde, eût-elle même une conduite irréprochable. Dans la position où tu te trouves, tu me demandes des conseils. Je t’en avais donné il y a longtemps que tu as repoussés sur tes relations avec cette artiste que je plains comme toi, mais que tu feras bien de voir le moins possible. J’aurais voulu que tu gardasses plus de dignité dans tes rapports avec elle et sa famille. Je te voyais avec peine aller chez elle, y rester seule des soirées et des journées entières, t’exposer à être traitée par tous les gens qui lui commandaient leurs portraits comme sa compagne et par conséquent comme une inférieure. Tu sais toi-même, par plusieurs choses que tu m’as racontées, si ce que je dis ici est exact. Je me rappelle qu’un dimanche soir tu restas chez elle avec ton frère jusqu’à deux heures du matin, tu me refusas, chère amie, toute explication sur cette soirée, et tout cela me semblait fort inconvenant. Ce ne sont point ici des reproches, mon Adèle, tu ne croyais point mal faire, puisque tes parents t’approuvaient. Tu vois pourtant aujourd’hui que j’avais raison. Je te conjure, à l’avenir, de prétexter des occupations chez toi qui t’autorisent à aller le moins possible dans cette maison et à y rester peu, si tu ne veux rompre entièrement une liaison qui te compromet. Le motif que tu me donnes est juste parce qu’il est généreux et digne de ta belle âme, mais si tu ne veux cesser cette liaison, cesse du moins toute intimité, je t’en supplie, et tiens-toi toujours à ta place.

Maintenant, mon Adèle bien-aimée, je quitte le ton grave du conseiller, pour reprendre le ton grondeur du mari. Ta dernière lettre m’a semblé bien froide ; autrefois tu m’écrivais autrement, autrefois tu avais du bonheur et non au plaisir à me voir ; Adèle, je tremble de n’être plus aimé comme il y a deux ans. Je devrais pourtant l’être davantage et pour deux raisons, c’est que depuis, je t’ai prouvé mon dévouement, depuis, j’ai été malheureux. Il y a deux ans tu te plaignais, toi, de la froideur et de la brièveté de mes lettres, et pourtant je t’ai toujours adorée comme je t’adore à présent, mais c’est que tu m’aimais plus alors qu’aujourd’hui. Je n’ose relire aujourd’hui tes anciennes lettres, de peur d’avoir à faire une triste comparaison. Autrefois tu passais toi-même tes bras autour de mon cou, maintenant tu te laisses embrasser comme une victime. Je me dis pour me rassurer que ce refroidissement apparent ne vient peut-être pas de moins d’affection, mais de trop de réserve. Adèle, il n’y a qu’un homme pour lequel on doive oublier qu’on est femme, et c’est celui dont on est la femme. Adieu, j’espère que ta prochaine lettre me consolera, car je suis bien tourmenté. Je te verrai ce soir pendant quatre ou cinq heures et puis ensuite viendront 6 longs jours. Dans ma lettre de samedi je te répondrai au sujet de tous