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Samedi 19 (janvier).

Comment te dire, mon Adèle adorée, ce qui se passe chez moi depuis deux jours ? La nuit de jeudi ne sortira jamais de mes plus douloureux et de mes plus tendres souvenirs. Enfin, je viens de te voir debout, rose et riante, et me voilà tranquille, me voilà délivré de la plus vive de mes peines, de la plus cruelle de mes inquiétudes. Tout ira bien et dans peu sans doute tu seras rétablie.

Qui eût cru que cette nuit dont je me promettais tant de bonheur m’apporterait tant de tristesse ! D’abord le chagrin de partir sans toi, chagrin d’autant plus vif que je m’étais attendu tout le jour à t’accompagner et que je te croyais la cause de ces nouvelles dispositions, puis la douleur de te voir souffrante, et si souffrante ! Cette Adèle, mon Adèle bien-aimée, la voir parée, charmante, rayonnante de grâce et étendue péniblement sur un lit de douleur, tandis que tous ces hommes et toutes ces femmes dansaient, jouaient, riaient, comme s’il n’y avait pas eu près d’eux un cœur brisé et un ange souffrant ! Chère amie, non, jamais cela ne sortira de ma mémoire. Et moi, ivre de désespoir au milieu de cette foule joyeuse, obligé de sourire et ne pouvant pleurer, gêné par tous et repoussé par toi, tu ne peux concevoir tout ce que j’ai senti. J’ai vécu dans ce peu d’heures dix années de malheur. Mon Adèle, j’avais le cœur plein de pitié et nul n’avait compassion de moi. Ô que j’ai souffert ! bien plus que toi encore. Cependant cette douleur n’était pas sans quelque charme, car elle me révélait toute l’étendue, toute la profondeur de mon amour pour toi. Seulement j’aurais voulu être à ta place, et alors je n’aurais certainement pas senti ma souffrance si tu avais été près de moi. Et quand nous sommes revenus ensemble, que j’ai tenu mon Adèle adorée et malade dans mes bras, que j’ai senti son cœur battre sous ma main et son visage s’appuyer sur le mien, alors, oui alors, j’aurais béni Dieu de mourir ainsi. Que j’aurais été heureux sans l’expression douloureuse de tes traits ! Que suis-je, grand Dieu ! Moi, ton protecteur, ton mari, je ne puis empêcher mon Adèle de souffrir entre mes bras !… Chère amie !

Imagine-toi, ma bien-aimée Adèle, que je suis en ce moment livré aux fâcheux. Ces heures pendant lesquelles je comptais t’écrire il faut les passer avec des importuns, les perdre !… Quel ennui ! comment se fait-il que je ne