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moi, mon Adèle adorée, par quelles peines, par quels travaux t’obtenir ?

Pourvu que ce ne soient pas des bassesses, tout me semblera doux et beau. Je crains quelquefois que l’on ne t’ait mis dans la tête les idées les plus étranges. Je crains que tu ne t’imagines que la carrière des lettres est l’objet de ma vie, tandis que je ne me suis attaché à cette carrière que parce qu’elle m’offrait les moyens les plus aisés et les plus nobles de t’assurer un sort indépendant. J’aimerais, je l’avoue, à voir le nom que tu porteras chargé d’une grande gloire littéraire, car cela assignerait à ma femme un rang digne d’elle, un rang au-dessus de tous les rangs sociaux. Hé bien ! que demain on me donne mon Adèle avec la condition de ne plus faire un vers de ma vie, pourvu que j’aie un autre moyen d’assurer ton existence, je le dis comme je le dirais à Dieu, je ne m’apercevrai pas que le bonheur de te posséder m’ait rien coûté ; car près de ce bonheur tout le reste à mes yeux n’est rien.

Je ne puis, ma bien-aimée Adèle, rien te dire de plus ni de moins. Le jour où je t’ai dit que je t’aimais, je t’ai dit tout cela. L’amour est le seul sentiment qui ne puisse être exagéré. Tu m’ordonnerais demain pour t’amuser de mourir, que je devrais t’obéir à l’instant, ou autrement je ne t’aimerais pas. Aimer, ce n’est pas vivre en soi, c’est vivre dans un autre. On devient étranger à sa propre existence pour ne s’intéresser qu’à celle de l’être aimé. Aussi tous les sacrifices, tous les dévouements de ton Victor pour toi n’auront-ils jamais aucun mérite ; ils seront les conséquences nécessaires d’un sentiment développé par des circonstances indépendantes de ma volonté. Tu dois me comprendre si tu m’aimes. En t’aimant, je dois tout rapporter à toi, alors je ne suis plus rien à mes propres yeux et, si quelque chose de moi peut t’être utile, il est tout simple que je te le livre à l’instant, fût-ce ma vie.

Il faut me résumer, chère amie, tu te perdrais dans cette immense lettre. Je puis le dire, car ce n’est pas à moi, mais au hasard tout pur que je le dois, mon avenir présente beaucoup d’espérances. Des espérances pourtant ne sont pas des certitudes ; mais où trouver une certitude dans les destinées humaines ? (Remarque, mon Adèle, que je pèse ici toutes mes paroles et que je m’exprime avec candeur, sûr que tu ne chercheras pas à les mal interpréter.) Il est de plus probable qu’un jour j’aurai quelque bien de mon père ; car quoique les troubles de notre famille tiennent encore bien des secrets cachés (je te confie moi-même ici un grand secret), on peut présumer qu’il n’a pas exercé durant quatre ans en Espagne de hautes fonctions vice-royales, sans qu’il lui en soit rien resté. D’ailleurs c’est ce que depuis il a en partie avoué presque malgré lui. Quant à son consentement, je ne lui fais pas l’injure d’en douter.