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À ce bal, on remarqua que Louis Bonaparte cherchait Berryer, s’attachait à lui et l’attirait dans tous les coins. Le prince avait l’air de suivre et Berryer d’éviter.

Vers dix heures, le président dit à Berryer : — Venez avec moi à l’Opéra.

Berryer s’excusa. — Prince, dit-il, cela ferait jaser. On me croirait en bonne fortune.

— Bah ! répondit Louis Bonaparte en riant, les représentants sont inviolables !

Le prince partit seul, et l’on fit circuler ce quatrain :


En vain l’empire met du fard,
On baisse ses yeux et sa robe,
Et Berryer-Joseph se dérobe
À Napoléon-Putiphar.




VIII

[L’ALERTE DU 29 JANVIER[1].]


La journée du 29 janvier présenta un aspect particulier. Rien ne l’avait fait pressentir à la population. C’était un lundi. Il y avait eu cette nuit-là même un bal à la chancellerie chez M. Odilon Barrot où assistait Louis Bonaparte. On avait remarqué à ce bal la rencontre du président actuel de la République avec l’ancien président de la Chambre des pairs, lequel l’avait condamné à la prison perpétuelle huit ans auparavant. Ils avaient échangé quelques mots. Louis Bonaparte avait abordé M. Pasquier : — Monsieur le chancelier, j’ai conservé le souvenir le plus agréable de nos relations. — M. Pasquier, qui ne s’attendait pas sans doute à un choc si aimable, avait perdu son centre de gravité, et répondu assez gauchement : — Prince, cela prouve que je n’ai point dépassé la ligne cruelle de mes devoirs. — Puis ils s’étaient mis à causer amicalement, Louis Bonaparte disant Monsieur le chancelier comme si Louis-Philippe régnait, et M. Pasquier disant Monseigneur comme si Napoléon était sur le trône.

M. Marrast était à ce bal, cherchant les coins solitaires, blême, soucieux, avec la mine d’un girondin flairant le terrorisme. Je lui dis : — Eh bien,

  1. Le président de la République et le général Changarnier supprimèrent douze bataillons de garde nationale mobile sur vingt-quatre. Chaque bataillon, de mille hommes équipés et armés aux frais de l’État, recevait 1 fr. 50 de solde par jour et par homme. Cette réduction d’effectif provoqua un commencement d’émeute, la garde mobile se révolta et vit une menace de dictature dans cette économie. (Note de l’éditeur.)