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[PANNEAU D’ARMOIRIES.]


Le panneau qui était en face du lit était tellement noirci par le temps et effacé par la poussière qu’au premier aspect il n’y distingua que des lignes confuses et des contours indéchiffrables ; mais, tout en pensant à autre chose, ses yeux y revenaient sans cesse avec cette persistance mystérieuse et machinale que le regard a quelquefois ; des détails singuliers commencèrent à se détacher de cet ensemble mêlé et obscur, sa curiosité s’éveilla vivement, l’attention qui se fixe est comme une lumière, et la tapisserie, se débrouillant peu à peu, finit par lui apparaître dans son entier et par se dessiner distinctement, comme vaguement éclairée, sur la muraille sombre.

Ce n’était qu’un panneau d’armoiries, chargé sans doute du blason des anciens maîtres du château ; mais ce blason était étrange.

L’écusson était au bas du panneau, et ce n’est pas lui qu’on voyait d’abord. Il avait la forme bizarre des écussons germaniques du xve siècle ; il était figuré debout, quoique arrondi par le bas, sur une pierre décrépite et rongée de mousses. Des deux angles supérieurs, l’un s’inclinait à gauche et se roulait sur lui-même comme le coin d’une page d’un vieux livre ; l’autre angle, relevé de toute l’inclinaison du premier, portait à son extrémité un immense et magnifique motion de profil, dont la mentonnière débordait la visière, ce qui était horrible et faisait ressembler ce casque à un bec de poisson. Pour cimier deux ailes d’aigle, vastes, robustes, noueuses, dressées et déployées, l’une rouge, l’autre noire, et, parmi les plumes de ces ailes, la ramure membraneuse, tordue et presque vivante d’un varech monstrueux ressemblant plus encore à un polype qu’à un panache. Du milieu de ce panache sortait une courroie liée par une boucle, laquelle montait jusqu’à l’angle d’une fourche de bois, grossière et plantée droite en terre, et de là descendait jusqu’à une main qui la retenait.

Une figure de femme était debout à gauche près de l’écusson. C’était une ravissante vision. Elle était grande, mince, svelte, avec une robe de brocart amplement répandue sur les pieds, une gorgerette à mille plis et un collier de grosses pierreries. Elle avait sur la tête un énorme et superbe turban de cheveux blonds sur lequel était posée une couronne de filigrane qui n’était pas ronde et qui suivait toutes les ondulations de la chevelure. Le visage, quoique un peu trop rond et trop large, était exquis. C’étaient des yeux d’ange et une bouche de vierge, mais dans ces yeux du ciel il y