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invita le bureau à accompagner le président de la République et à lui faire rendre jusqu’à son palais les honneurs dus à son rang. Le mot fit murmurer la Montagne. Je criai de mon banc : — À ses fonctions !

Le président de l’Assemblée annonça que le président de la République avait chargé M. Odilon Barrot de composer le ministère et que l’Assemblée serait informée du nouveau cabinet par un message ; que, le soir même, du reste, on distribuerait aux représentants un supplément du Moniteur.

On remarqua, car on remarquait tout dans ce jour qui commençait une phase décisive, que le président Marrast appelait Louis Bonaparte citoyen et Odilon Barrot monsieur.

Cependant les huissiers, leur chef Duponceau à leur tête, les officiers de la Chambre, les questeurs, et parmi eux le général Lebreton en grand uniforme, s’étaient groupés au pied de la tribune ; plusieurs représentants s’étaient joints à eux ; il se fit un mouvement qui annonçait que Louis Bonaparte allait sortir de l’enceinte. Quelques députés se levèrent, on cria : Assis ! assis !

Louis Bonaparte sortit ; les mécontents, pour marquer leur indifférence, voulurent continuer la discussion de la proposition Leremboure. Mais l’Assemblée était trop agitée pour pouvoir même rester sur ses bancs. On se leva en tumulte et la salle se vida. Il était quatre heures et demie. Le tout avait duré une demi-heure.

Quelques groupes restèrent çà et là. Un représentant, M. Hubert-Delisle, se mit à écrire paisiblement sa correspondance privée à la place que Cavaignac venait de quitter.

Comme je sortais de l’Assemblée, seul, et évité comme un homme qui a manqué ou dédaigné l’occasion d’être ministre, je côtoyai dans l’avant-salle, au pied de l’escalier, un groupe où je remarquai Montalembert, et qui entourait Changarnier en uniforme de lieutenant général de la garde nationale. Changarnier venait de reconduire Louis Bonaparte jusqu’à l’Élysée. Je l’entendis qui disait : Tout s’est bien passé.

Quand je me trouvai sur la place de la Révolution, il n’y avait plus ni troupes, ni foule, tout avait disparu, quelques rares passants venaient des Champs-Élysées, la nuit était noire et froide, une bise aigre soufflait de la rivière, et, en même temps, un gros nuage orageux qui rampait à l’occident couvrait l’horizon d’éclairs silencieux. Le vent de décembre mêlé aux éclairs d’août, tels furent les présages de cette journée.