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— Ah ! mon ami, reprit Lamartine, que ce pouvoir révolutionnaire est dur à porter ! on a de telles responsabilités, et si soudaines, à prendre devant la conscience et devant l’histoire ! Depuis deux jours je ne sais comment je vis. Hier j’avais quelques cheveux gris, ils seront tous blancs demain. — Oui, mais vous faites grandement votre devoir de génie, lui dis-je.

Au bout de quelques minutes, M. Armand Marrast revint. — Ce n’était pas contre nous, dit-il. On n’a pas pu m’expliquer cette lamentable échauffourée. Il y a eu collision, les fusils sont partis, pourquoi ? était-ce malentendu ? était-ce querelle entre socialistes et républicains ? on ne sait. — Est-ce qu’il y a des blessés ? — Oui, et même des morts.

Un silence morne suivit. Je me levai. — Vous avez sans doute des mesures à prendre ? — Hé ! quelles mesures ? reprit tristement Lamartine. Ce matin, nous avons résolu de décréter ce que vous avez déjà pu faire en petit dans votre quartier : la garde nationale mobile ; tout français soldat en même temps qu’électeur. Mais il faut le temps, et, en attendant… — Il me montra, sur la place, les vagues et les remous de ces milliers de têtes. — Voyez, c’est la mer !

Un jeune garçon portant un tablier entra et lui parla bas. — Ah ! fort bien ! dit-il, c’est mon déjeuner. Voulez-vous le partager, Hugo ? — Merci ! mais à cette heure, j’ai déjeuné. — Moi pas ! et je meurs de faim. Venez du moins assister à ce festin ; je vous laisserai libre après.

Il me fit passer dans une pièce donnant sur une cour intérieure. Un jeune homme, d’une figure douce, qui écrivait à une table, se leva et fit mine de se retirer. C’était le jeune ouvrier que Louis Blanc avait fait adjoindre au gouvernement provisoire. — Restez, Albert, lui dit Lamartine ; je n’ai rien de secret à dire à Victor Hugo. Nous nous saluâmes, M. Albert et moi.

Le garçonnet montra à Lamartine, sur la table, des côtelettes dans un plat de terre cuite, un pain, une bouteille de vin et un verre. Le tout venait de quelque marchand de vin du voisinage. — Eh bien, fit Lamartine, et une fourchette ? un couteau ? — Je croyais qu’il y en avait ici. S’il faut aller en chercher !… J’ai déjà eu assez de peine à apporter ça jusqu’ici ! — Bah ! dit Lamartine, à la guerre comme à la guerre ! Il rompit le pain, prit une côtelette par l’os et déchira la noix avec ses dents. Quand il avait fini, il jetait l’os dans la cheminée. Il expédia ainsi trois côtelettes et but deux verres de vin.

— Convenez, me dit-il, que voilà un repas primitif ! Mais c’est un progrès sur notre souper d’hier soir ; nous n’avions, à nous tous, que du pain et du fromage, et nous buvions de l’eau dans le même sucrier cassé. Ce qui n’empêche qu’un journal, ce matin, dénonce, à ce qu’il paraît, la grande orgie du gouvernement provisoire !