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d’ordre, prises la veille d’accord avec M. Ernest Moreau, semblaient assurer la sécurité du quartier[1].

Je crus pouvoir quitter la place Royale et me diriger vers le centre avec mon fils Victor. Le bouillonnement d’un peuple (du peuple de Paris !) le lendemain d’une révolution, c’était là un spectacle qui m’attirait invinciblement.

Temps couvert et gris, mais doux et sans pluie. Les rues étaient toutes frémissantes d’une foule en rumeur et en joie. On continuait avec une incroyable ardeur à fortifier les barricades déjà faites et à en construire de nouvelles. Des bandes, avec drapeaux et tambours, circulaient criant : Vive la République ! ou chantant la Marseillaise et Mourir pour la patrie ! Les cafés regorgeaient, mais nombre de magasins étaient fermés, comme les jours de fête ; et tout avait l’aspect d’une fête, en effet.

J’allai ainsi par les quais jusqu’au Pont-Neuf. Là, je lus au bas d’une proclamation le nom de Lamartine, et, ayant vu le peuple, j’éprouvai je ne sais quel besoin d’aller voir mon grand ami. Je rebroussai donc chemin, avec Victor, vers l’Hôtel de Ville.

La place était, comme la veille, couverte de foule, et cette foule, autour de l’Hôtel de Ville, était si serrée qu’elle s’immobilisait elle-même. Les marches du perron étaient inabordables. Après d’inutiles efforts pour en approcher seulement, j’allais me retirer, quand je fus aperçu par M. Froment-Meurice, l’orfèvre artiste, le frère de mon jeune ami Paul Meurice. Il était commandant de la garde nationale et de service, avec son bataillon, à l’Hôtel de Ville. Je lui dis notre embarras. — Place ! cria-t-il avec autorité, place à Victor Hugo ! — Et la muraille humaine s’ouvrit, je ne sais comment, devant ses épaulettes.

Le perron franchi, M. Froment-Meurice nous guida, à travers toutes sortes d’escaliers, de corridors et de pièces encombrées de foule. En nous voyant passer, un homme du peuple se détacha d’un groupe et se campa devant moi. — Citoyen Victor Hugo, dit-il, criez : Vive la République ! — Je ne crie rien

  1. Dans la soirée du 24, on avait eu à craindre, dans le viiie arrondissement, des désordres qui, pour n’être pas de nature politique, n’en étaient pas moins graves. Les rôdeurs et malfaiteurs, qui semblent sortir de terre aux jours de trouble, promenaient par les rues leurs mines patibulaires. À la prison de la Force, rue Saint-Antoine, les criminels de droit commun avaient eu un commencement de révolte et avaient enfermé leurs gardiens. À quelle force publique recourir ? La garde municipale était dissoute, l’armée enfermée dans ses casernes ; quant à la police, on n’aurait su où la trouver. Victor Hugo, dans une harangue, qui cette fois fut acclamée, confia les biens et les personnes à la protection et au dévouement du peuple. Une garde civique en blouse fut improvisée. On transforma les boutiques à louer en corps de garde, on organisa des patrouilles, on posa des sentinelles. Les révoltés de la Force, terrifiés par la fausse menace des canons braqués à leurs portes, firent leur soumission et rentrèrent dans le devoir. (Note de l’éditeur.)