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postai vivement : — Hé ! moi non plus je ne veux pas être gouverné par une femme, ni même par un homme. C’est parce que Louis-Philippe a voulu gouverner que son abdication est aujourd’hui nécessaire et qu’elle est juste. Mais une femme qui règne au nom d’un enfant ! n’y a-t-il pas là une garantie contre toute pensée de gouvernement personnel ? Voyez la reine Victoria en Angleterre… — Nous sommes français, nous ! cria-t-on. Pas de Régence ! — Pas de Régence ? Mais alors quoi ? Rien n’est prêt, rien ! C’est le bouleversement total, la ruine, la misère, la guerre civile peut-être ; en tout cas, c’est l’inconnu. — Une voix, une seule voix, cria : Vive la République ! Pas une autre voix ne lui fit écho. Pauvre grand peuple, inconscient et aveugle ! il sait ce qu’il ne veut pas, mais il ne sait pas ce qu’il veut !

À partir de ce moment, le bruit, les cris, les menaces devinrent tels que je renonçai à me faire entendre. Mon brave Launaye me dit : — Vous avez fait ce que vous vouliez, ce que vous aviez promis ; nous n’avons plus qu’à nous retirer.

La foule s’ouvrit devant nous, curieuse et inoffensive. Mais à vingt pas de la colonne, l’homme qui m’avait menacé de son fusil me rejoignit et de nouveau me coucha en joue, en criant : — À mort le pair de France ! — Non, respect au grand homme ! — fit un jeune ouvrier, qui vivement avait abaissé l’arme. Je remerciai de la main cet ami inconnu et je passai.

À la mairie, M. Ernest Moreau, qui avait été, paraît-il, fort anxieux sur notre sort, nous reçut avec joie et me félicita avec cordialité. Mais je savais que, même dans la passion, ce peuple est juste, et je n’avais pas eu le moindre mérite, n’ayant pas eu la moindre inquiétude.


Pendant que ces choses se passaient place de la Bastille, voici ce qui se passait au Palais-Bourbon :

Il y a en ce moment un homme dont le nom est dans toutes les bouches et la pensée dans toutes les âmes ; c’est Lamartine. Son éloquente et vivante Histoire des Girondins vient pour la première fois d’enseigner la Révolution à la France. Il n’était jusqu’ici qu’illustre, il est devenu populaire, et l’on peut dire qu’il tient dans sa main Paris.

Dans le désarroi universel, son influence pouvait être décisive. On se l’était dit aux bureaux du National, où les chances possibles de la République venaient d’être pesées et où l’on avait ébauché un projet de gouvernement provisoire, dont n’était pas Lamartine. En 1842, lors de la discussion sur la Régence, qui avait abouti au choix de M. le duc de Nemours, Lamartine avait chaleureusement plaidé pour la duchesse d’Orléans. Était-il aujourd’hui dans les mêmes idées ? que voulait-il ? que ferait-il ? il importait de le savoir. M. Armand Marrast, le rédacteur en chef du National, prit avec lui trois ré-