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chicane à l’esprit de révolution ! Il me fait l’effet d’envoyer des huissiers et du papier timbré à un lion. Les arguties de M. Hébert en présence de l’émeute ! la belle affaire ! Malheureusement il est trop tard pour décomposer les éléments de la crise. Le sang va couler.

Comme je disais cela, un député a passé près de nous et a dit : — La Marine est prise.

— Allons voir ! m’a dit France d’Houdetot.

Nous sommes sortis. Nous avons traversé un régiment d’infanterie qui gardait la tête du pont de la Concorde. Un autre régiment barrait l’autre bout. La cavalerie chargeait, sur la place Louis XV, des groupes immobiles et sombres qui, à l’approche des cavaliers, s’enfuyaient comme des essaims. Personne sur le pont, qu’un général en uniforme et à cheval, la croix de commandeur au cou, le général Prévôt. Ce général a passé au grand trot et nous a crié : On attaque !

Comme nous rejoignions la troupe qui était au bout opposé du pont, un chef de bataillon à cheval, en burnous galonné, gros homme à bonne et brave figure, a salué M. d’Houdetot. — Y a-t-il quelque chose ? lui a demandé France. — Il y a, a dit le commandant, que je suis arrivé à temps. — C’est ce chef de bataillon qui a dégagé le palais de la Chambre que l’émeute avait envahi ce matin à dix heures.

Nous sommes descendus sur la place. Les charges de cavalerie tourbillonnaient autour de nous. À l’angle du pont, un dragon levait le sabre sur un homme en blouse. Je ne crois pas qu’il ait frappé. Du reste, la Marine n’était pas « prise ». Un attroupement avait jeté une pierre à une vitre de l’hôtel et blessé un curieux qui regardait derrière la vitre. Rien de plus.

Nous apercevions des voitures arrêtées et comme rangées en barricade dans la grande avenue des Champs-Élysées, à la hauteur du rond-point. D’Houdetot me dit : — Le feu commence là-bas. Voyez-vous la fumée ? — Bah ! ai-je répondu, c’est la vapeur de la fontaine. Ce feu est de l’eau. — Et nous nous sommes mis à rire.

Du reste, il y avait là en effet un engagement. Le peuple avait fait trois barricades avec des chaises. Le poste du grand carré des Champs-Élysées est venu pour détruire les barricades. Le peuple a refoulé les soldats à coups de pierres dans le corps de garde. Le général Prévôt a envoyé une escouade de garde municipale pour dégager le poste. L’escouade a été entourée et obligée de se réfugier dans le poste avec les soldats. La foule a bloqué le corps de garde. Un homme a pris une échelle et, monté sur le toit du corps de garde, a arraché le drapeau, l’a déchiré et l’a jeté au peuple. Il a fallu un bataillon pour délivrer le poste.