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Il s’est querellé comme d’ordinaire avec M. le chancelier. Il faisait je ne sais quelle excursion, extra-vagabat, la Chambre murmurait et criait : À la question ! Le chancelier se lève : — Monsieur le marquis de Boissy, la Chambre vous rappelle à la question. Elle m’en évite la peine. (J’ai dit tout bas à Lebrun : — Notre confrère eût bien pu dire m’en épargne.) — J’en suis charmé pour vous, Monsieur le chancelier, répond M. de Boissy. — Et la Chambre de rire. Quelques instants après, le chancelier a pris sa revanche. M. de Boissy s’était empêtré dans je ne sais quelle chicane à propos du règlement. Il était tard. La Chambre s’impatientait. — Si vous n’aviez pas soulevé un incident inutile, dit le chancelier, vous auriez fini votre discours depuis longtemps à votre satisfaction et à la satisfaction de tout le monde.

À cela tout le monde riait. — Ne riez pas ! s’est écrié le duc de Mortemart. Ces rires sont la diminution du Corps. En entendant de telles choses j’ai plutôt envie de pleurer. — M. de Pontécoulant a dit : — M. de Boissy taquine M. le chancelier, M. le chancelier tracasse M. de Boissy. Absence de dignité des deux parts !

Un moment après M. Dubouchage parlait. M. le vicomte Dubouchage nasille. J’entre et je dis à M. le prince de la Moskowa :

— Qu’y a-t-il ?

— Dubouchage parle.

— De quoi ?

— Du nez.

Pendant la séance, M. le duc de Mortemart est venu à mon banc et nous avons causé de l’empereur. M. de Mortemart a fait les grandes guerres. Il en parle noblement. Il était officier d’ordonnance de l’empereur dans la campagne de 1812.

— C’est là, me dit-il, que j’ai appris à connaître l’empereur. Je le voyais de près à chaque instant, jour et nuit. Je le voyais se raser le matin, passer l’éponge sur son menton, tirer ses bottes, pincer l’oreille à son valet de chambre, causer avec le grenadier de faction devant sa tente, rire, jaser, dire des riens, et à travers tout cela, dicter des ordres, tracer des plans, interroger les prisonniers, consulter les généraux, statuer, résoudre, entreprendre, décider, souverainement, simplement, sûrement, en quelques minutes, sans rien laisser perdre, ni un détail de la chose utile, ni une seconde du temps nécessaire. Dans cette vie intime et familière du bivouac, il était sublime et à chaque instant son intelligence jetait des éclairs. Je vous réponds que celui-là faisait mentir le proverbe : Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre.

— Monsieur le duc, lui ai-je dit, c’est que le proverbe a tort. Tout grand homme est grand homme pour son valet de chambre.