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VIII

18 décembre 1846. — Hier mercredi, j’étais à l’orchestre du Vaudeville. Il y avait près de moi un jeune homme avec un petit chapeau presque sans bords, la tête tondue, un lorgnon dans l’œil, d’énormes favoris ébouriffés se rattachant à de grosses moustaches, le col droit, un vaste habit à petite queue, un gilet fait pour un ventre, des breloques, des pantalons rayés à carreaux et à pied d’éléphant pour faire ressortir de petites bottes vernies, un élégant enfin. Cet élégant disait : — « V’là Walewski ! Y a là Duverger dans une loge avec sa sœur et un chapeau blanc. Tu peux pas la voir d’ici. Dis donc, Saint-Dizier, tu connais Nicolaï ? Il est là dans eune baignoire avec eune femme. Je sais pas qui c’é. Va donc, tâche de voir la femme. Tu me diras qui c’é.

Un autre en paletot blanc l’aborde et lui dit : — « Dis donc ! Connais-tu ça, M. de Humhol, un allemand qui a fait des livres ? »

Le premier. — « Connais pas. Crédié ! Regarde donc ! les jolies jambes qu’a Doche ! »




IX

[LES TABLEAUX VIVANTS.]

Dans l’automne de 1846, il y eut un spectacle qui fit fureur à Paris. C’étaient des femmes nues, vêtues seulement d’un maillot rose et d’une jupe de gaze, exécutant des pauses qu’on appelait Tableaux vivants, avec quelques hommes pour lier les groupes. Cela se passait à la Porte-Saint-Martin et au Cirque. J’eus la curiosité d’y aller un soir et de les voir de près. J’entrai dans l’intérieur du théâtre de la Porte-Saint-Martin, où l’on allait, par parenthèse, reprendre Lucrèce Borgia. Villemot, le régisseur, garçon qui avait l’aspect pauvre et de l’intelligence, me dit : — Je vais vous introduire dans le gynécée. — Il me fit pénétrer dans un espace disposé derrière la toile, et éclairé par une herse et force portants.

Il y avait là une vingtaine d’hommes qui allaient, venaient, travaillaient ou regardaient, auteurs, acteurs, pompiers, lampistes, machinistes, et, au milieu de ces hommes, sept ou huit femmes absolument nues allant et venant aussi avec l’air de la plus naïve tranquillité. Le maillot de soie rose qui les couvrait des pieds à la nuque était tellement fin et transparent qu’on voyait