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Le pauvre Arnal a failli dernièrement devenir fou. Il avait une maîtresse qu’il adorait. Cette femme le grugea. Une fois riche, elle lui dit : — Il faut faire une fin, notre situation est immorale, un honnête homme m’offre son nom, je me marie. — Arnal de se désoler. — Je vous donne la préférence, dit la belle, épousez-moi. — Arnal est marié. La femme l’a quitté et est devenue une bourgeoise. Arnal en a manqué perdre la raison de chagrin. Cela ne l’empêche pas de jouer tous les soirs ses pasquinades au Vaudeville. Il rit de ce qu’il est laid, de ce qu’il est vieux, de ce qu’il est grêlé, de toutes ces choses qui l’ont empêché de plaire à la femme qu’il aime, et il en fait rire le public, et il a la mort dans l’âme. Pauvre queue-rouge ! que d’éternelles et incurables douleurs dans la gaieté d’un bouffon ! Quel lugubre métier que le rire !




V

RACHEL.


1846. — Octobre.

Ces jours derniers, MM. Ponroy et de la Boulaye sont allés voir Mlle  Rachel à Marly. Mlle  Rachel s’habillait. On les a fait entrer, en attendant, dans l’appartement de M. et Mme  Félix. Un enfant de trois ans, fort peu vêtu et fort peu débarbouillé, jouait dans un coin de la chambre à côté d’une chaise dépaillée avec quelques vieux jouets fort délabrés, plutôt haillons que joujoux. Ils crurent que c’était l’enfant du portier et lui firent quelques questions. C’était M. Alexandre Colonna Walewski, petit-fils de Napoléon et du père Félix, marmot qui à un bout de sa destinée à l’empereur et à l’autre bout un marchand de lorgnettes. La mère de Mlle  Rachel survint. Elle voulut montrer « à ces messieurs » comme l’enfant était aimable, et le fit travailler. L’enfant est dressé à répondre à trois questions. Voici ces questions que fait la mère avec les réponses que fait l’enfant :

Première question. — Qu’est-ce que c’est que M. Walewski (son père) ?

Réponse. — C’est un fou.

Deuxième question. — Qu’est-ce que c’est que Mlle  Anaïs ?

Réponse. — C’est une vieille coquette.

Troisième question. — Qu’est-ce que c’est que Mme  Aubert ?

Réponse. — C’est une vieille bête.

Excepté ces quelques détails de son éducation, l’enfant est négligé par Mlle  Rachel qui le laisse chez ses grands-parents et dit que le bruit qu’il fait lui casse la tête.