Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/137

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’impopularité ici. Cependant, il y a une autre difficulté. Il ne faut pas non plus que je me fasse mal recevoir. Mal reçu là-bas, raillé ici. Oh ! ce n’est pas facile de se mouvoir quand on est Louis-Philippe ! n’est-ce pas, monsieur Hugo ?

Je tâcherai pourtant de m’en tirer mieux que ce grand bêta d’empereur de Russie qui est allé là au grand galop chercher une chute. Voilà un pauvre sire. Quel niais ! ce n’est qu’un caporal russe, occupé d’un talon de botte et d’un bouton de guêtre. Quelle idée ! arriver à Londres la veille du bal des polonais ! Est-ce que j’irais en Angleterre la veille de l’anniversaire de Waterloo ? à quoi bon aller chercher une avanie ? Les nations ne dérangent pas leurs idées pour nous autres princes. Monsieur Hugo ! monsieur Hugo ! les princes intelligents sont bien rares. Voyez ce pacha d’Égypte, qui avait de l’esprit, et qui abdique, comme Charles-Quint qui avait du génie pourtant et qui a fait la même sottise ! Voyez cet imbécile de roi du Maroc ! Quelle misère de gouverner à travers cette cohue de rois ahuris ! On ne me fera pourtant pas faire la grosse faute ! On m’y pousse, on ne m’y précipitera pas. Écoutez ceci et retenez-le, le secret de maintenir la paix, c’est de prendre toute chose par le bon côté, aucune par le mauvais. Oh ! sir Robert Peel est un singulier homme de parler ainsi à tort et à travers ! Il ne connaît pas toute notre force. Il ne réfléchit pas !

Tenez, le prince de Prusse disait cet hiver à ma fille, à Bruxelles, une chose bien vraie : — Ce que nous envions à la France, c’est l’Algérie. Non à cause de la terre, mais à cause de la guerre. C’est un grand et rare bonheur qu’a la France d’avoir là à ses portes une guerre qui ne trouble pas l’Europe et qui lui fait une armée. Nous, nous n’avons encore que des soldats de revues et de parades. Le jour où une collision éclaterait, nous n’aurions que des soldats faits par la paix. La France seule, grâce à Alger, aurait des soldats faits par la guerre. — Voilà ce que disait le prince de Prusse et c’était juste.

En attendant, nous faisons aussi des enfants. Le mois dernier, c’était ma fille de Nemours, ce mois-ci, c’est ma fille de Joinville. Elle m’a donné une princesse. J’aurais mieux aimé un prince. Mais bah ! dans la position d’isolement qu’on veut faire à ma maison parmi les maisons royales de l’Europe, il faut songer aux alliances de l’avenir. Eh bien, mes petits-enfants se marieront entre eux. Cette petite, qui est née d’hier, ne manquera pas de cousins, — ni de mari, par conséquent. —

Ici le roi s’est mis à rire, et je me suis levé. Il avait parlé presque sans interruption pendant cinq quarts d’heure. Je disais çà et là quelques mots seulement. Pendant cette espèce de long monologue. Madame Adélaïde a passé, se retirant dans ses appartements. Le roi lui a dit : — Je vais te rejoindre tout à l’heure, et a continué.

Il était près de onze heures et demie quand j’ai quitté le roi.