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style byzantin sur fond d’or, et à même sur le rocher. Le duc parlait de tout cela agréablement, mieux qu’un antiquaire et presque aussi bien qu’un poëte. Il est fort enthousiaste de l’ordre de Malte. L’histoire de l’abbé Vertot qu’il a lue dans une de ses quarantaines n’a même pu réussir à l’en dégoûter. — Écrivez donc cette histoire, me disait-il.

— Vous avez eu raison, observait-il dans un autre moment, de dire dans la conclusion de votre livre du Rhin qu’avec leurs contreforts méridionaux et septentrionaux, Espagne, Italie, Autriche, Grèce, Danemark, Suède, Norvège, la France et l’Allemagne sont proprement et réellement l’Europe. Cela est tellement vrai, ajoutait-il, que nous en avons comme le sentiment inné et involontaire. Il m’est arrivé de dire un jour tout naïvement à l’empereur de Russie : — Sire, nous avons d’autres idées en Europe.

Nous étions dans le grand salon de la reine, magnifique salle dans le style de Louis XIV, qu’il admirait fort. Il y a deux aigles au-dessus d’une glace.

— Il devait y avoir là, me dit-il, une N qu’on aura effacée en 1814. — J’ai examiné et j’ai répondu : — Non, mon prince ; ces deux aigles ont été sculptées et dorées là du temps de Louis XIV ; elles ont les yeux fixés sur un soleil, emblème du roi. — Il a examiné à son tour et m’a dit : — Vous avez raison, l’aigle de Napoléon n’est pas éployée ; celles-ci le sont.

Le temps qu’il devait faire le lendemain l’inquiétait fort. Il devait accompagner le roi Louis-Philippe à la revue des drapeaux. Le ciel était noir, chargé de nuages, et jetait par moments de grands éclairs pâles qui blanchissaient jusqu’à la table de la reine. Le duc se tournait à chaque instant vers les fenêtres. Tout à coup, la pluie s’est mise à tomber. — Monseigneur, lui a dit Mme  Adélaïde, vous aurez mauvais temps demain. — Il a répondu : — Cela m’est égal un jour de bataille, cela me fâche un jour de revue. Comme prince, il avait le privilège de s’asseoir dans le salon de la reine, et il en usait. Il était vêtu de noir, en pantalon, en souliers et en bas de soie. Il portait la plaque de la Légion d’honneur, et le grand cordon, un peu trop étroit pour son large ventre et son immense gilet blanc.




III

UNE MÈRE DE ROI


Mme  de Montléar est une fort grande dame. Elle est petite-fille du feu roi de Saxe et mère du roi actuel de Sardaigne, l’ancien prince de Carignan. Je