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franchises les plus essentielles ; il nous chicane nos facultés les mieux acquises ; il échafaude son arbitraire sur un tas de vieilles lois vermoulues et abrogées ; il s’embusque, pour nous dérober nos droits, dans cette forêt de Bondy des décrets impériaux à travers laquelle la liberté ne peut jamais passer sans être dévalisée.

Je dois vous faire remarquer ici en passant, Messieurs, que je n’entends franchir, dans mon langage, aucune des convenances parlementaires. Il importe à ma loyauté qu’on sache bien quelle est la portée de mes paroles quand j’attaque le gouvernement, dont un membre actuel a dit : le Roi règne et ne gouverne pas. Il n’y a pas d’arrière-pensée dans ma polémique. Le jour où je croirai devoir me plaindre d’une personne couronnée, je lui adresserai ma plainte à elle-même ; je la regarderai en face et je lui dirai : Sire. En attendant, c’est à ses conseillers que j’en veux ; c’est sur ses ministres seulement que tombent mes paroles, quoique cela puisse sembler étrange dans un temps où les ministres sont inviolables et les rois responsables.

Je reprends, et je dis que le gouvernement nous retire petit à petit tout ce que nos quarante ans de révolutions nous avaient acquis de droits et de franchises. Je dis que c’est à la probité des tribunaux de l’arrêter dans cette voie fatale pour lui comme pour nous. Je dis que le pouvoir actuel manque particulièrement de grandeur et de courage dans la manière mesquine dont il fait cette opération hasardeuse, que chaque gouvernement, par un aveuglement singulier, tente à son tour, et qui consiste à substituer plus ou moins rapidement l’arbitraire à la Constitution, le despotisme à la liberté.

Bonaparte, quand il fut consul et quand il fut empereur, voulut aussi le despotisme ; mais il fit autrement : il y entra de front et de plain-pied. Il n’employa aucune des misérables petites précautions avec lesquelles on escamote aujourd’hui toutes nos libertés, les aînées comme les cadettes, celles de 1830 comme celles de 1789. Napoléon ne fut ni sournois ni hypocrite ; Napoléon ne nous filouta point nos droits l’un après l’autre, à la faveur de notre assoupissement, comme l’on fait maintenant ; Napoléon prit tout à la fois, d’un seul coup et d’une seule main. Le lion n’a pas les mœurs du renard.

Alors, Messieurs, c’était grand. L’Empire, comme gouvernement et comme administration, fut assurément une époque intolérable de tyrannie ; mais souvenons-nous que notre liberté fut largement payée en gloire. La France d’alors avait, chose extraordinaire, une attitude tout à la fois soumise et superbe. Ce n’était pas la France comme nous la voulons, la France libre, la France souveraine d’elle-même, c’était la France esclave d’un homme et reine du monde.

Alors on nous prenait notre liberté, c’est vrai, mais on nous donnait un bien sublime spectacle. On disait : Tel jour, à telle heure, j’entrerai dans telle capitale ; et on y entrait au jour dit et à l’heure dite. On détrônait une dynastie avec un décret du Moniteur. On faisait se coudoyer toutes sortes de rois dans les antichambres. Si l’on avait la fantaisie d’une colonne, on en faisait fournir le bronze par l’empereur d’Autriche. On réglait, un peu arbitrairement je l’avoue, le sort des comédiens français, mais on datait le réglement de Moscou. On nous prenait toutes nos libertés, dis-je, on avait un bureau de censure, on mettait nos livres au pilon, on rayait nos pièces de l’affiche, mais à toutes nos plaintes on pouvait faire, d’un seul mot, des réponses magnifiques, on pouvait nous répondre : Marengo ! Iéna ! Austerlitz !!!…

Alors, je le répète, c’était grand ; aujourd’hui c’est petit. Nous marchons à l’arbitraire comme alors, mais nous ne sommes pas des colosses. Notre gouvernement n’est pas de ceux qui peuvent consoler une grande nation de la perte de la liberté. En fait d’art, nous déformons les Tuileries ; en fait de gloire, nous laissons périr la Pologne. Cela n’empê-