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pour lui ni la raison ni le droit ? Son caprice, sa fantaisie, sa volonté, c’est-à-dire rien.

Vous ferez justice, Messieurs, de cette volonté, de cette fantaisie, de ce caprice. Votre jugement, en me donnant gain de cause, apprendra au pays, dans cette affaire qui est petite, comme dans celle des ordonnances de juillet qui était grande, qu’il n’y a en France d’autre force majeure que celle de la loi, et qu’il y a au fond de ce procès un ordre illégal que le ministre a eu tort de donner, et que le théâtre a eu tort d’exécuter.

Votre jugement apprendra au pouvoir que ses amis eux-mêmes le blâment loyalement en cette occasion ; que le droit de tout citoyen est sacré pour tout ministre ; qu’une fois les conditions d’ordre et de sûreté générales remplies, le théâtre doit être respecté comme une des voix avec lesquelles parle la pensée publique ; et qu’enfin, que ce soit la presse, la tribune ou le théâtre, aucun des soupiraux par où s’échappe la liberté de l’intelligence ne peut être fermé sans péril. Je ne craindrai jamais, dans de pareilles occasions, de prendre un ministère corps à corps ; et les tribunaux sont les juges naturels de ces honorables duels du bon droit contre l’arbitraire, duels moins inégaux qu’on ne pense, car il y a d’un côté tout un gouvernement, et de l’autre rien qu’un simple citoyen. Le simple citoyen est bien fort quand il peut traîner à votre barre un acte illégal, tout honteux d’être ainsi exposé au grand jour, et le souffleter publiquement devant vous, comme je le fais, avec quatre articles de la Charte.

Je ne me dissimule pas que l’heure où nous sommes ne ressemble plus à ces dernières de la Restauration, où les résistances aux empiétements du gouvernement étaient si applaudies, si encouragées, si populaires. Les idées d’ordre et de pouvoir ont momentanément plus de faveur que les idées de progrès et d’affranchissement ; c’est une réaction naturelle après cette brusque reprise de toutes nos libertés au pas de course, qu’on a appelée la révolution de 1830. Mais cette réaction durera peu. Nos ministres seront étonnés un jour de la mémoire implacable avec laquelle les hommes mêmes qui composent à cette heure leur majorité, leur rappelleront tous les griefs qu’on a l’air d’oublier si vite aujourd’hui. Dans cette circonstance, je ne cherche pas plus l’applaudissement que je ne crains l’invective ; je n’ai suivi que le conseil austère de mon devoir.

Je dois le dire : j’ai de fortes raisons de croire que le gouvernement profitera de cet engourdissement passager de l’esprit public pour rétablir formellement la censure, et que mon affaire n’est autre chose qu’un prélude, qu’une préparation, qu’un acheminement à une mise hors la loi générale de toutes les libertés du théâtre. En ne faisant pas de loi répressive, en laissant exprès déborder depuis deux ans la licence sur la scène, le gouvernement s’imagine avoir créé, dans l’opinion des hommes honnêtes que cette licence peut révolter, un préjugé favorable à la censure dramatique. Mon avis est qu’il se trompe, et que jamais la censure ne sera en France autre chose que l’illégalité impopulaire. Quant à moi, que la censure des théâtres soit rétablie par une ordonnance qui serait illégale, par une loi qui serait inconstitutionnelle, je déclare que je ne m’y soumettrais jamais que comme on se soumet à un pouvoir de fait, en protestant. Et cette protestation, Messieurs, je la fais ici solennellement et pour le présent et pour l’avenir.

Et observez d’ailleurs que, dans cette série d’actes arbitraires qui se succèdent depuis quelque temps, le gouvernement manque de grandeur, de franchise et de courage. Cet édifice, beau quoique incomplet, qu’avait improvisé la révolution de juillet, il le mine lentement, souterrainement, sourdement, obliquement, tortueusement ; il nous prend toujours en traître, par derrière, au moment où on ne s’y attend pas. Il n’ose pas censurer ma pièce avant la représentation, il l’arrête le lendemain. Il nous conteste nos