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comédie. Ce batelier, homme d'un caractère burlesque et impétueux, allait d'un chameau à l'autre, tiraillant tantôt celui-ci et tantôt celui-là. Aussitôt qu'il approchait, le chameau tenant en réserve dans sa bouche de l'herbe à moitié ruminée, la lui lançait au visage. Le batelier ripostait en crachant au nez du chameau. Pourtant la besogne n'avançait pas ; car l'animal qu'on était parvenu à faire accroupir se relevait aussitôt qu'il voyait qu'on le quittait pour aller à un autre : c'était un va-et-vient continuel, et toujours accompagné de crachements réciproques. Dans cette lutte acharnée, le batelier eut le dessous ; il fut bientôt habillé des pieds à la tête d'une substance verdâtre et nauséabonde, sans qu'il eût réussi pour cela à arranger ses chameaux à sa fantaisie. Samdadchiemba, qui riait jusqu'aux larmes, en voyant cette singulière manœuvre, eut enfin pitié du batelier... Va-t'en, lui dit-il, occupe-toi de ta navigation, et laisse-moi manier ces bêtes ; chacun son métier. — Le patron avait à peine démarré sa barque, que tous les chameaux étaient accroupis et serrés les uns contre les autres.

Nous voguames enfin sur les eaux du fleuve Jaune, quatre rameurs gouvernaient la barque, et ne pouvaient qu'à grand'peine résister à la violence du courant. Nous avions fait à peu près la moitié de notre navigation, lorsqu'un chameau se leva tout à coup, et secoua si rudement la barque qu'elle fut sur le point de chavirer. Le batelier, après avoir vociféré une épouvantable malédiction, nous dit de prendre garde à nos chameaux, et de les empêcher de se lever, si nous ne voulions pas être tous engloutis dans les eaux. Le danger était en effet des plus sérieux ; le chameau,