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cette abnégation et cette soumission ne sont pas sans un retour égoïste. Si le sacrifiant donne quelque chose de soi, il ne se donne pas ; il se réserve prudemment. C’est que, s’il donne, c’est en partie pour recevoir. — Le sacrifice se présente donc sous un double aspect. C’est un acte utile et c’est une obligation. Le désintéressement s’y mêle à l’intérêt. Voilà pourquoi il a été si souvent conçu sous la forme d’un contrat. Au fond, il n’y a peut-être pas de sacrifice qui n’ait quelque chose de contractuel. Les deux parties en présence échangent leurs services et chacune y trouve son compte. Car les dieux, eux aussi, ont besoin des profanes. Si rien n’était réservé de la moisson, le dieu du blé mourrait ; pour que Dionysos puisse renaître, il faut que, aux vendanges, le bouc de Dionysos soit sacrifié ; c’est le soma que les hommes donnent à boire aux dieux qui fait leur force contre les démons. Pour que le sacré subsiste, il faut qu’on lui fasse sa part, et c’est sur la part des profanes que se fait ce prélèvement. Cette ambiguïté est inhérente à la nature même du sacrifice. Elle tient, en effet, à la présence de l’intermédiaire, et nous savons que, sans intermédiaire, il n’y a pas de sacrifice. Parce que la victime est distincte du sacrifiant et du dieu, elle les sépare tout en les unissant ; ils se rapprochent, mais sans se livrer tout entiers l’un à l’autre.

Il y a pourtant un cas d’où tout calcul égoïste est absent. C’est le sacrifice du dieu ; car le dieu qui se sacrifie se donne sans retour. C’est que, cette fois, tout intermédiaire à disparu. Le dieu, qui est en même temps le sacrifiant, ne fait qu’un avec la victime et parfois même avec le sacrificateur. Tous les éléments divers qui entrent dans les sacrifices ordinaires rentrent ici les uns dans les autres et se confondent. Seulement, une telle confusion n’est possible que pour des êtres mythiques, imaginaires, idéaux. Voilà comment la conception d’un dieu se sacrifiant pour le monde a pu se produire et est devenue, même pour les peuples les plus civilisés, l’expression la plus