Page:Hubert, Mauss - Mélanges d’histoire des religions, 1909.djvu/170

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tance n’était pas grande ; les Brahmanes l’ont franchie.

Par là, ils ont mis en lumière un point important de la théorie du sacrifice. Nous avons vu qu’entre la victime et le dieu il y a toujours quelque affinité : à Apollon Karnéios on offre des béliers, à Varuṇa de l’orge, etc. C’est par le semblable qu’on nourrit le semblable et la victime est la nourriture des dieux. Aussi le sacrifice a-t-il été rapidement considéré comme la condition même de l’existence divine. C’est lui qui fournit la matière immortelle dont vivent les dieux. Ainsi, non seulement c’est dans le sacrifice que quelques dieux prennent naissance, mais encore c’est par le sacrifice que tous entretiennent leur existence. Il a donc fini par apparaître comme leur essence, leur origine, leur créateur[1]. Il est aussi le créateur des choses ; car c’est en lui qu’est le principe de toute vie. Soma est à la fois le soleil et la lune au ciel, le nuage, l’éclair et la pluie dans l’atmosphère, le roi des plantes sur la terre ; or, dans le soma victime, toutes ces formes de Soma sont réunies. Il est le dépositaire de tous les principes nutritifs et fécondants de la nature. Il est, en même temps, nourriture des dieux et boisson enivrante des hommes, auteur de l’immortalité des uns et de la vie éphémère des autres. Toutes ces forces sont concentrées, créées et distribuées à nouveau par le sacrifice. Celui-ci est donc « le maître des êtres », Prajâpati. Il est le Puruṣa[2] du fameux hymne X, 90 du Rig Veda, dont naissent les dieux, les rites, les hommes, les castes, le soleil, la lune, les plantes, le bétail, il sera le Brahman de l’Inde classique. Toutes les théologies lui ont attribué cette puissance créatrice. Répandant et rassemblant tour à tour la divinité, il sème les êtres comme Jason et Cadmos sèment les dents du dragon d’où naissent les guerriers. De la mort il tire la vie. Les fleurs et les plantes poussent sur le cadavre d’Adonis ; des essaims d’abeilles s’envolent du

  1. Voir Sylvain Lévi, Doctrine, chap. i et Préface.
  2. Bergaigne, Rel. Véd., I, I, p. 876. Voir la remarquable discussion de M. Ludwig, Rig Veda, III, p. 308.