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remplie dans tous les sacrifices ; car la victime a toujours quelque chose de divin que dégage le sacrifice. Mais une victime divine n’est pas une victime dieu[1]. Il ne faut pas confondre le caractère sacré que revêtent les choses religieuses avec ces personnalités définies, qui font l’objet de mythes et de rites également définis, et qu’on appelle des dieux. Dans les sacrifices objectifs, il est vrai, nous avons vu déjà se dégager de la victime des êtres dont la physionomie était plus précise par cela seul qu’ils étaient attachés à un objet et à une fonction déterminés. Même, dans les sacrifices de construction, l’esprit libéré est devenu presque un dieu. Cependant, ces personnalités mythiques restent en général vagues et indécises. Ce sont les sacrifices agraires dans lesquels elles arrivent à leur plus grande détermination. Ils doivent ce privilège à différentes causes.

En premier lieu, dans ces sacrifices, le dieu et la victime sacrifiée sont particulièrement homogènes, parce que l’objet du sacrifice et la victime peuvent être identiques ou aisément identifiés. L’esprit du blé est presque indistinct du blé qui l’incarne. Au dieu de l’orge, on offre des victimes faites de l’orge dans lequel il réside. On peut dès lors prévoir que, par suite de cette homogénéité et de la fusion qui en résulte, la victime pourra communiquer à l’esprit son individualité. Tant qu’elle est simplement la première gerbe de la moisson ou les premiers fruits de la récolte, l’esprit reste, comme elle, une chose essentiellement agraire[2]. Il ne sort donc du champ que pour y rentrer aussitôt ; il ne se concrétise qu’au moment précis où il se concentre dans la victime. Dès qu’elle est immolée, il se diffuse de nouveau dans toute l’espèce agricole dont il fait la vie et redevient ainsi

  1. Nous réservons évidemment le cas des animaux totems.
  2. Voir dans Mannhardt, Korndämonen, Berl., 1888 ; W. F. K. et Mythol. Forsch. et dans Frazer, Gold. B., t. II, les innombrables faits cités : la victime, le génie du champ, la dernière gerbe portent le même nom. Nous suivons ici leur exposé.