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LABRADOR ET ANTICOSTI

heureux prisonniers. Quelle imprudence, pour l’imbécile animal, de raviver le souvenir des jambons et des rôtis du passé, chez des gens dont le menu quotidien laissait évidemment beaucoup à désirer ! Aussi les captifs, séance tenante, le condamnèrent à mort, moins sans doute à cause des sentiments sudistes qu’on lui pouvait supposer, que pour le délit d’avoir en sa possession tant de mets recherchés dont l’on était privé. Grosjean se voit chargé par ses compagnons d’occire le coupable ; il l’occit. On le dépèce. On le rôtit. On se régale. Cependant l’inconstante fortune, qui n’en était pas à sa première trahison, ne tarda pas à jouer aux convives un tour de sa façon. Les autorités sont informées de tout ce qui s’est fait. Le meurtrier est bientôt connu. On appréhende Grosjean qui, déjà prisonnier, le devient encore davantage. On le condamne à mort, ou du moins on le lui fait croire, ce qui est bien la même chose quant à l’effet moral que cela produit sur le condamné. Enfin, la fortune rougit de sa cruauté ; l’« assassin » fut épargné et résolut d’y regarder désormais à deux fois avant de tuer quoi que ce soit.

Il faut entendre raconter cela à Grosjean, qui en a bien d’autres dans son sac, et qui est trop Français pour avoir la langue dans sa poche !

À la fin, la paix se conclut aux États-Unis, et Grosjean recouvra la liberté. Comme il n’y avait plus de guerre dans les alentours, il renonça facilement au métier des armes, et se trouva un jour, par je ne sais quelle aventure, au service des Oblats de la Côte Nord. Désormais soldat de l’armée spirituelle, quoique dans les grades inférieurs, il accompagna les Pères dans leurs voyages apostoliques, et se rendit utile de cent manières.

Il est encore, au bout de trente ans, à l’emploi des Oblats. Entre autres fonctions, il remplit la charge de conservateur du musée de Betsiamis. Et si, lecteur, quelque jour un bon vent vous amène à ce rivage, vous serez enchanté de la façon dont l’ancien militaire vous fera les honneurs de ces belles collections. Il se souvient, vous verrez, qu’il est Parisien.

Son général d’aujourd’hui, le P. Arnaud, lui inspire une sorte de culte.