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nous songerons au retour de notre hôte, afin que, sans peine et sans douleur, et par nos soins, il arrive plein de joie dans la terre de sa patrie, quand même elle serait très-lointaine. Et il ne subira plus ni maux, ni misères, jusqu’à ce qu’il ait foulé sa terre natale. Là, il subira ensuite la destinée que les lourdes Moires lui ont filée dès l’instant où sa mère l’enfanta. Qui sait s’il n’est pas un des Immortels descendu de l’Ouranos ? Les Dieux auraient ainsi médité quelque autre dessein ; car ils se sont souvent, en effet, manifestés à nous, quand nous leur avons offert d’illustres hécatombes, et ils se sont assis à nos repas, auprès de nous et comme nous ; et si un voyageur Phaiakien les rencontre seul sur sa route, ils ne se cachent point de lui, car nous sommes leurs parents, de même que les Kyklôpes et la race sauvage des géants.

Et le prudent Odysseus lui répondit :

— Alkinoos, que d’autres pensées soient dans ton esprit. Je ne suis point semblable aux Immortels qui habitent le large Ouranos ni par l’aspect, ni par la démarche ; mais je ressemble aux hommes mortels, de ceux que vous savez être le plus accablés de misères. C’est à ceux-ci que je suis semblable par mes maux. Et les douleurs infinies que je pourrais raconter, certes, je les ai toutes souffertes par la volonté des dieux. Mais laissez-moi prendre mon repas malgré ma tristesse ; car il n’est rien de pire qu’un ventre affamé, et il ne se laisse pas oublier par l’homme le plus affligé et dont l’esprit est le plus tourmenté d’inquiétudes. Ainsi, j’ai dans l’âme un grand deuil, et la faim et la soif m’ordonnent de manger et de boire et de me rassasier, quelques maux que j’aie subis. Mais hâtez-vous, dès qu’Éôs reparaîtra, de me renvoyer, malheureux que je suis, dans ma patrie, afin qu’après avoir tant souffert, la vie ne me quitte pas sans que j’aie revu mes biens, mes serviteurs et ma haute demeure !