Page:Hoffmann - Le Pot d’or.djvu/35

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Accès nerveux ! cela se dissipera de soi-même ; faites-la sortir, aller en voiture, donnez-lui des distractions, le théâtre, des opéras, et tout se passera.

— J’ai rarement vu le docteur aussi éloquent, pensa le recteur Paulmann, lui ordinairement si bavard.

Plusieurs jours, plusieurs semaines, plusieurs mois s’étaient passés et Anselme avait disparu ; mais le greffier ne se fit pas voir non plus jusqu’au 4 février, jour où il entra à midi sonnant, couvert d’un habit à la mode d’un drap superfin, en bas de soie et en souliers malgré la rigueur du froid, et un bouquet de fleurs naturelles à la main, dans la chambre du recteur, qui ne fut pas médiocrement émerveillé de sa toilette.

Le greffier s’avança droit et solennellement vers Paulmann, l’embrassa avec des manières très-comme il faut et lui dit :

— Aujourd’hui, jour de la fête de votre chère et honorée fille mademoiselle Véronique, je veux vous dire franchement ce que je conserve depuis longtemps dans mon cœur. Un jour au soir désastreux où j’apportai dans la poche de mon habit des ingrédients pour faire ce malheureux punch j’avais dans l’idée de vous annoncer une heureuse nouvelle, et de célébrer gaiement cet heureuse jour, car j’avais déjà appris que j’allais être nommé conseiller de la cour, grade dont je pote aujourd’hui dans ma poche le brevet cum nomine et sigillo principis

— Ah ! ah ! monsieur le gref… monsieur le conseiller Heerbrand, veux-je dire ! bégaya le recteur.

— Mais vous, très-honoré recteur, continua Heerbrand, le conseiller maintenant pour nous, vous pouvez compléter mon bonheur : depuis longtemps j’aime en secret mademoiselle Véronique, et je peux me flatter d’avoir reçu d’elle quelques regards qui me portent à croire que je ne lui déplais pas ; en un mot, cher recteur ! moi, le conseiller aulique Heerbrand, je vous demande la main de votre charmante fille Véronique, que j’espère conduire bientôt chez moi en épouse si vous ne vous y opposez pas.

Le recteur frappa des mains d’étonnement et dit :

— Monsieur le gref… monsieur le conseiller, voulais-je dire, qui aurait pu s’imaginer une chose pareille ? Eh bien ! si Véronique vous aime en effet, je n’ai de mon côté rien à dire à l’encontre. Sa mélancolie après tout est peut-être le résultat d’une passion cachée pour vous ; on connaît ces choses-là.

Au même moment Véronique entra dans la chambre pâle et troublée comme d’habitude. Alors le conseiller Heerbrand s’avança vers elle, lui fit un discours bien arrangé pour son jour de fête, et lui présenta le bouquet odorant et en même temps un petit paquet dans lequel elle vit briller en l’ouvrant une paire de boucles d’oreilles étincelantes. Une rougeur rapide couvrit ses joues, ses yeux s’animèrent et elle s’écria :

— Eh ! mon Dieu ! ce sont les boucles d’oreilles que j’ai portées il y a déjà plusieurs semaines et qui m’ont fait tant de plaisir !

— Comment est-ce possible, interrompit la conseiller stupéfait et un peu piqué, puisque je viens de les acheter il y a une heure dans la rue du Château ?

Mais Véronique n’en entendit pas davantage, et elle était déjà devant la glace pour voir l’effet de ces nouveaux bijoux qu’elle avait déjà accrochés à ses petites oreilles. Le recteur annonça avec gravité et d’un ton solennel à sa fille l’élévation de son ami et ses prétentions sur elle. Véronique jeta sur le conseiller un regard pénétrant et dit :

— Il y a déjà longtemps que je savais que vous vouliez m’épouser.. Eh bien ! soit. Je vous promets mon cœur et ma main ; mais je dois à mon père et à mon prétendu la confidence d’une chose qui me pèse sur le cœur, et à l’instant même, lors même que la soupe en refroidirait, car, je le vois, Francine la sert à l’instant sur la table.

Et sans attendre leur réponse qui était prête à s’échapper de leurs lèvres, Véronique continua :

— Vous pouvez m’en croire, mon bon père, du moment où j’aimais Anselme et où M. le greffier, maintenant conseiller lui-même, vint me certifier qu’un grade pareil attendait Anselme quelque jour, je résolus de ne pas avoir d’autre mari que lui. Mais il me semblait qu’un être ennemi voulait me l’enlever, et je cherchai un appui chez la vieille Lise, autrefois ma nourrice et maintenant une savante, une magicienne. Nous allâmes un jour d’équinoxe, à minuit, au carrefour du grand chemin, car elle avait promis de m’aider et de me livrer Anselme. Elle conjura les esprits de l’enfer, et, avec l’aide du matou noir, nous fabriquâmes un miroir de métal dans lequel, en dirigeant mes pensées vers Anselme, il me suffisait de regarder pour dominer son esprit et ses sens. Mais je m’en repens maintenant et j’abjure tous les artifices de Satan. Le salamandre a vaincu la vieille, j’ai entendu son cri de détresse, mais sans pouvoir lui porter secours, et lorsqu’elle a été mangé sous la forme d’une rave par le perroquet mon miroir s’est brisé.

Véronique tira d’une petite boîte à coudre les deux morceaux du miroir brisé et une boucle de cheveux, et en les offrant au conseiller elle continua ainsi :

— Prenez, conseiller bien-aimé, les débris de ce miroir, jetez-les cette nuit à minuit du haut du pont de l’Elbe, à la place où se trouve