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S’il se trouve alors dans ces temps malheureux d’inintelligence intérieure un jeune homme qui comprenne leur chant, si un des serpents le regarde de ses beaux yeux bleus, si son regard éveille en lui le pressentiment d’un lointain et merveilleux pays vers lequel il pourra courageusement s’élever lorsqu’il aura jeté de côté le fardeau des instincts grossiers, si son amour pour le serpent fait germer en lui la foi aux miracles de la nature, et même à sa propre existence dans ces vivants et brûlants miracles, alors ce jeune homme deviendra l’époux de la couleuvre ; mais le salamandre ne déposera sa lourde enveloppe, et il n’ira rejoindre ses frères, que lorsqu’il aura trouvé trois jeunes hommes de ce genre, et qu’il les aura fiancés à ses filles.

— Maître, dit l’esprit de la terre, permets que je fasse à ces trois filles un présent qui embellisse leur vie avec l’époux qu’elles auront trouvé. Chacune d’elles recevra de moi un pot du plus beau métal que je possède ; je le polirai avec les rayons que j’enlèverai au diamant. Dans son éclat se reflétera, par un admirable et aveuglant miroitage, notre miraculeux royaume, dans l’accord où il se trouve maintenant avec la nature, et au moment des fiançailles il jaillira de son intérieur une fleur de lis, dont la fleur éternelle doit entourer de ses doux parfums le jeune homme accepté par les épreuves. Bientôt il comprendra le langage et les ineffables beautés de notre royaume, et ira habiter l’Atlantide avec sa bien-aimée.

Tu sais, mon cher Anselme, que mon père est le salamandre dont je viens de te raconter l’histoire. Il dut, en dépit de sa haute nature, se soumettre aux tracasseries de la vie commune, et de là viennent souvent les caprices malicieux qui le portent à se moquer des autres. Il m’a dit plus d’une fois que l’on a une expression pour rendre cette disposition d’esprit, que le prince des esprits, Phosphorus, exige comme condition au mariage de mes sœurs et de moi, et que cette expression, souvent employée mal à propos, est un sentiment naïf de poésie.

Ce sentiment se trouve souvent parmi des jeunes gens qui, à cause de la grande simplicité de leurs mœurs, et parce qu’ils manquent de ce que l’on appelle l’usage du monde, sont tournés en ridicule par la foule.

— Ah ! mon cher Anselme ! tu as compris, sous le sureau, mon chant, mon regard ! Tu aimes le serpent vert, et tu veux être à moi pour toujours. La belle fleur de lis s’élèvera florissante hors du pot d’or ; nous serons heureusement réunis, et nous irons dans l’Atlantide. Mais je ne peux pas te cacher que, dans un épouvantable combat avec les salamandres et les esprits de la terre, le dragon noir a quitté sa prison, et s’est envolé avec bruit dans les airs. Phosphorus l’a de nouveau remis dans les chaînes ; mais de quelques-unes de ses plumes noires qui, pendant le combat, sont tombées sur la terre, ont germé des esprits ennemis qui combattent partout les salamandres et les esprits de la terre. Cette femme, qui est si fort ton ennemie, mon cher Anselme, et qui, comme mon père le sait fort bien, convoite la possession du pot d’or, a dû la naissance à l’amour d’une de ces plumes des ailes du dragon pour une rave. Elle connaît son origine et son pouvoir, car dans les plaintes, dans les efforts convulsifs du dragon captif elle a deviné les secrets de plusieurs constellations et elle emploie tous les moyens pour entrer ici de l’extérieur, et mon père la combat avec des regards de salamandre. Elle rassemble et irrite tous les principes ennemis qui demeurent dans les plantes nuisibles et les animaux venimeux en mêlant aux constellations favorables quelque maléfice qui répand la terreur dans les sens des hommes et les jette sous le pouvoir de ces démons que le dragon a créés en succombant dans le combat. Prends garde à cette vieille, Anselme ! elle est ton ennemie, parce que ta nature innocente a déjà détruit plusieurs de ses charmes odieux ; reste fidèle, fidèle à moi, bientôt tu seras au but.

— Oh ! ma Serpentine ! s’écria l’étudiant Anselme, comment me séparer de toi, comment pourrais-je ne pas t’aimer toujours !

Un baiser brûla ses lèvres, il s’éveilla comme d’un rêve profond, Serpentine avait disparu, six heures sonnaient. Il se sentit attristé de n’avoir pas copié un seul mot. Il regarda la page plein d’appréhension sur ce que dirait l’archiviste. Ô surprise ! la copie du manuscrit mystérieux était terminée, et en regardant les caractères de plus près il crut avoir copié le récit de Serpentine sur son père le favori de Phosphorus le prince des esprits. Alors entra l’archiviste Lindhorst, dans sa redingote grise, le chapeau sur la tête, la canne à la main ; il regarda le parchemin couvert d’écriture par Anselme, prit une grande prise, et dit en riant :

— J’en étais sûr ! Bien ! voici le thaler, monsieur Anselme. Maintenant nous allons aller aux bains de Link, suivez-moi !

L’archiviste se mit à marcher rapidement dans le jardin, où il se faisait un tel bruit de chants, de sifflements de paroles, qu’Anselme en fut tout étourdi, et remercia le ciel quand ils se trouvèrent dans la rue.

À peine avaient-ils fait quelques pas qu’ils rencontrèrent le greffier Heerbrand, qui se joignit à eux de grand cœur. Devant la porte de la ville ils bourrèrent leurs pipes. Le greffier Heerbrand se plaignit de ne pas avoir de briquet sur lui ; alors l’archiviste Lindhorst lui dit de mauvaise humeur :