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Il semblait à Anselme qu’il était tellement entouré de cette gracieuse et charmante figure qu’il ne pouvait plus faire un seul mouvement, un seul geste sans elle. Elle était pour lui le battement de son pouls, qui tremblait entre ses fibres et ses nerfs ; chacune de ses paroles retentissait jusqu’au fond de sa poitrine, et comme un brillant rayon la joie du ciel illuminait son âme. Il avait placé son bras autour de sa taille déliée ; mais l’étoffe brillante et peinte de sa robe était si polie, si glissante qu’il lui sembla qu’elle pouvait, en évitant rapidement son étreinte, s’échapper sans qu’il pût la retenir, et cette pensée le fit trembler.

— Ah ! ne m’abandonne pas, belle Serpentine ! car tu es ma vie ! s’écria-t-il involontairement.

— Je ne m’en irai pas aujourd’hui, lui dit-elle, avant de t’avoir raconté tout ce que tu pourras comprendre dans ton amour pour moi.

— Sache donc, bien-aimé, que mon père descend de la merveilleuse eau des salamandres, et que je dois l’existence à son amour pour la couleuvre verte.

Dans les temps éloignés, le puissant prince des esprits Phosphorus régnait dans l’étonnant pays de l’Atlantide. Les esprits élémentaires lui étaient soumis. Un jour le salamandre qu’il affectionnait le plus (c’était mon père) se promenait dans les magnifiques jardins que la mère de Phosphorus avait embellis des dons les plus précieux, et il entendit une haute fleur de lis chanter ainsi tout bas :

— Ferme bien tes yeux, jusqu’à ce que le vent du matin, mon bien-aimé, te réveille…

Il s’avança au souffle de sa brûlante haleine. La fleur de lis ouvrit ses pétales, et il aperçut sa fille, la couleuvre verte, qui sommeillait dans le calice.

Alors le salamandre fut épris pour la belle couleuvre d’un violent amour, et il la ravit à la fleur, dont les parfums appelèrent en vain dans leurs ineffables plaintes la fille chérie, car Salamandre l’avait portée dans le château de Phosphorus en lui adressant cette prière :

— Unis-moi à ma bien-aimée, il faut qu’elle soit à moi pour toujours…

— Insensé, que demandes-tu ! dit le prince des esprits ; sache donc qu’autrefois la fleur de lis fut mon amante et régnait avec moi, mais l’étincelle que je jetai en elle menaçait de l’anéantir, et seulement la victoire sur le dragon noir que les esprits de la terre tiennent maintenant dans les fers sauva la fleur, dont les pétales gardèrent assez de force pour enfermer l’étincelle et la conserver. Mais, si tu embrasses la couleuvre verte, ton feu brûlera le corps, et un nouvel être rapidement créé s’envolera loin de toi. Le salamandre méprisa les avis du prince des esprits. Plein d’un ardent désir, il serra la couleuvre verte contre son cœur ; elle tomba en cendres, et un être ailé né de ces cendres mêmes s’éleva avec bruit dans les airs. Alors le salamandre fut saisi du délire du désespoir, et répandant le feu et les flammes, il courut à travers le jardin et le dévasta dans sa sauvage fureur, de sorte que les plus belles fleurs et leurs boutons tombèrent brûlés en remplissant l’air de leurs cris de douleur. Le prince des esprits irrité saisit le salamandre dans sa colère et lui dit :

— Ton feu t’est ravi, tes flammes sont éteints, tes rayons sont sans éclat ; va, tombe parmi les esprits de la terre qui te railleront, et te tiendront captif jusqu’à ce que l’étoffe du feu s’allume de nouveau, et t’élève rayonnant du sein de la terre sous la forme d’un être nouveau.

Le pauvre salamandre tomba éteint dans les profondeurs ; mais alors s’avança le vieil esprit de la terre, ou grondeur, jardinier de Phosphorus, et il lui dit :

— Maître ! qui plus que moi peut avoir à se plaindre de Salamandre ? N’ai-je pas paré de mes plus beaux métaux les fleurs qu’il a incendiées ? N’ai-je pas soigné et veillé leurs germes, et dépensé pour elles bien des couleurs admirables ? Et cependant je me sens ému de pitié pour le pauvre Salamandre ! L’amour seul, l’amour que tu as éprouvé aussi autrefois l’a jeté dans le désespoir, et l’a porté à dévaster le jardin ; fais-lui grâce de sa dure punition !

— Son feu est maintenant éteint, dit le prince des esprits ; mais dans des temps moins heureux, lorsque le langage de la nature ne sera plus intelligible à la race endurci des mortels, lorsque les esprits des éléments bannis dans leurs régions ne pourront plus parler à l’homme que du fond des espaces lointains et seulement en plaintes sombres, lorsqu’il aura été arraché du cercle harmonieux, et que seul un immense désir lui parlera confusément du merveilleux royaume qu’il habitait jadis, lorsque la foi et l’amour vivaient dans son cœur ; alors, dans ces temps de disgrâce, l’étoffe de feu de Salamandre s’allumera de nouveau ; mais lorsqu’il germera chez lui il sera fait homme, et il devra en supporter la vie misérable et les chagrins. Mais non-seulement il conservera la mémoire de son origine, mais il vivra encore dans une sainte harmonie avec la nature, comprendra ses prodiges, et le pouvoir des esprits ses frères sera dans ses mains. Il retrouvera dans un buisson de lis la couleuvre verte, et les fruits de son union avec elle seront trois sœurs qui apparaîtront aux hommes sous la forme de leur mère. À l’époque du printemps elles se suspendront dans les feuillages sombres du sureau, et feront entendre leurs admirables voix de cristal.