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— Eh bien ! qu’est-ce ! dit le recteur Paulmann, qui, enfoncé dans le Cicero de officiis, laisse presque tomber son livre, avons-nous des attaques de folie comme Anselme ?

Mais au même instant Anselme, que l’on n’avait pas vu depuis plusieurs jours, entra dans la chambre au grand étonnement et à l’effroi de Véronique, car en effet toute sa manière d’être était changée. Avec une certaine assurance, qui ne lui était pas naturel, il parla d’autres tendances de sa vie qui lui avaient été éclaircies par de riches horizons que l’on avait déployés devant lui, horizons, il est vrai, trop vastes pour bien des yeux.

Le recteur Paulmann en se rappelant les paroles mystérieuses du greffier Heerbrand devint encore plus embarrassé et put à peine prononcer une syllabe. Mais Anselme, après avoir parlé de travaux pressants auprès de l’archiviste Lindhorst, et après avoir baisé la main de Véronique avec une grâce élégante, avait déjà descendu les marches et était parti.

— Voilà déjà l’homme de cour, se dit Véronique à elle-même, et il m’a baisé la main sans glisser ou me marcher sur les pieds comme autrefois. Il m’a lancé un tendre coup d’œil, il m’aime dans le fond.

Véronique de nouveau s’abandonna à ses rêves ; toutefois une apparition ennemie se dressait toujours au-devant de ces riantes images de sa vie de conseillère aulique, et elle semblait rire moqueuse et dire :

— Tout cela est très-ordinaire, très-prosaïque, et n’est même pas vrai, car Anselme ne sera jamais ni conseiller aulique ni ton mari. Il ne t’aime pas malgré tes yeux bleus, ta fine taille et tes jolies mains.

Alors Véronique se sentait le cœur glacé et un profond effroi dissipait toute la joie avec laquelle elle s’était vue en bonnet de dentelles et parée d’élégantes boucles d’oreilles.

Des pleurs tombaient presque de ses yeux, et elle s’écria à voix haute :

— Ah ! c’est vrai ! il ne m’aime pas et je ne deviendrai jamais conseillère aulique.

— Ce sont des fables de roman, des fables de roman ! dit le recteur Paulmann en saisissant sa canne et son chapeau ; et il s’en alla courroucé et en grande hâte.

— Cela manquait encore ! reprit Véronique avec un soupir ; et elle éprouva un sentiment d’envie en pensant à sa jeune sœur âgée de douze ans, qui, sans prendre part à tout ceci, avait continué sa tapisserie à son métier. Pendant tout ceci, trois heures étaient arrivées, et il restait juste le temps nécessaire pour ranger la chambre et préparer le café sur la table, car mesdemoiselles Osters s’étaient invitées chez leur amie. Mais derrière la petite armoire que dérangeait Véronique, derrière le livre de musique qu’elle ôtait du clavier, derrière chaque tasse ou cafetière qu’elle sortait du buffet, s’élançait toujours l’apparition comme une mandragore en riant moqueuse et faisant claquer ses doigts en pattes d’araignée en criant :

— Il ne sera pas ton mari ! il ne sera pas ton mari !

Et quand alors elle laissait tout là et se retirait au milieu de la chambre elle se dressait derrière le poêle avec un nez gigantesque et disait en grommelant :

— Non, il ne sera pas ton mari !

— N’entends-tu rien, ne vois-tu rien, sœur ? disait Véronique, qui toute tremblante n’osait plus se bouger.

Francine se levait calme et tranquille de son métier de broderie et disait :

— Mais qu’as-tu donc aujourd’hui, ma sœur ! tu jettes chaque chose l’une sur l’autre de manière à tout casser, je vais t’aider.

Mais déjà les jeunes filles entraient en riant à gorge déployée, et bientôt Véronique s’aperçut qu’elle avait pris le couvercle du poêle pour une figure, et le bruit de la porte mal fermée pour des paroles ennemies ; mais elle ne put se remettre si vite que les amies ne pussent remarquer sa préoccupation inusitée, sa pâleur et l’air de trouble répandu sur son visage. Et lorsque laissant là toute idée joyeuse, elles pressèrent leur amie de leur dire ce qui lui était arrivé, Véronique dut avouer qu’elle s’était trouvée dominée par des idées étranges, et qu’elle avait tout à coup en plein jour été saisie d’une singulière crainte de revenants. Et elle raconta avec tant d’expression comment de tous les coins de la chambre un petit homme gris s’était moqué d’elle, que madame Osters commença à regarder craintive de tous côtés et à se trouver peu rassurée. Alors Francine entra avec le café fumant, et toutes trois se remettant aussitôt commencèrent à rire de leur sottise.

Angélique, c’était le nom de la plus âgée des demoiselles Osters, était fiancée à un officier qui se trouvait à l’armée, et qui était resté si longtemps sans donner de ses nouvelles qu’on ne pouvait douter qu’il ne fût mort ou au moins gravement blessé. Angélique avait été longtemps plongée dans le puis complet découragement, mais aujourd’hui elle était joyeuse jusqu’à l’abandon. Véronique s’en étonna et lui en demanda la raison.

— Ma chère amie, dit Angélique, pourrais-tu croire que je ne porte pas toujours mon Victor dans mon cœur, mes sens et ma pensée ? Mais c’est cela même qui me rend si joyeuse, ah Dieu ! si heureuse dans tout mon être. Mon Victor est bien portant et bientôt je