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MOI. — C’est cependant une chose remarquable que l’on reconnaît immédiatement les aveugles, quand même ils n’ont pas les yeux fermés, et que rien dans le visage ne trahisse d’ailleurs cette infirmité, à cette seule manière de tourner la tête en haut, qui est propre à tous les aveugles. Il semble qu’il y a en eux comme un effort opiniâtre de voir quelque clarté dans la nuit qui les enveloppe.

LE COUSIN. — Rien ne m’émeut autant que de voir ainsi un aveugle, qui, la tête en l’air, paraît regarder dans le lointain. Le crépuscule de la vie a disparu pour le malheureux ; mais son œil intérieur tâche d’apercevoir déjà l’éternelle lumière qui luit pour lui dans l’autre monde, plein de consolations, d’espérances et de béatitudes. — Mais je deviens trop sérieux. — À chaque marché le vieux landwehr aveugle me fournit un trésor d’observations. Tu t’aperçois,cher cousin, comme l’esprit charitable des Berlinois se montre à l’occasion de ce pauvre aveugle. Souvent il passe devant lui une grande quantité de gens, et pas un de ces gens ne manque de lui faire une aumône. Mais c’est dans la manière dont l’aumône est faite que se trouve le prix… Regarde un instant, cher cousin, et dis-moi ce que tu aperçois.

MOI. — Voici justement trois, quatre, cinq superbes et fortes servantes ; leurs paniers trop remplis et trop chargés de marchandises leur coupent presque les bras, qui se gonflent en bleuissant. Elles devraient être pressées d’aller se débarrasser de leur charge, et cependant elles s’arrêtent un moment, cherchent dans leur panier et mettent une pièce de monnaie dans la main de l’aveugle, sans même le regarder. Cette dépense compte comme nécessaire