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j’avais remarqué une clarté extraordinaire dans les salons, et un grand tumulte dans le vestibule. Je le dis aux amis, en observant que sans doute les Français devaient machiner quelque chose. En ce moment, R*** entra avec précipitation tout essoufflé et tout échauffé.

— Écoutez les nouvelles les plus récentes, nous cria-t-il en arrivant ; on tient en ce moment même grand conseil de guerre chez le maréchal. Le général Mouton, comte de Lobau, va se retirer vers Meissen avec douze mille hommes et vingt-quatre pièces de canon. La sortie aura lieu demain matin.

On discuta beaucoup, et d’après l’avis de R*** on pensa que, grâce à la vigilance active des Russes, ce projet pouvait devenir funeste aux Français, forcer plus tôt le maréchal à une capitulation, et mettre ainsi un terme à nos maux.

En retournant chez moi vers minuit, je me mis à réfléchir :

— Comment, me dis-je, R*** peut-il avoir appris pendant la tenue même du conseil ce qu’on y avait décidé ?

Bientôt, au milieu du funèbre silence de la nuit, j’entendis un sourd retentissement. Artillerie et caissons surchargés de fourrage passaient lentement devant moi en se dirigeant du côté du pont de l’Elbe.

— R*** a raison, ma foi ! fus-je obligé de dire en moi-même.

Je suivis le convoi, et j’arrivai au milieu du pont, à l’arche qu’on avait fait sauter, et qui était remplacée par un échafaudage en bois. De chaque côté du plancher s’élevaient des fortifications solides avec de hautes palissades et des remparts de terre.

Je m’étais tapi auprès du parapet du pont pour ne pas être remarqué. Tout à coup il me sembla qu’une des hautes palissades se détachait de sa place, se remuait en divers sens, et se penchait vers moi en murmurant à voix basse des mots incompréhensibles. Le ciel était couvert de nuages, et l’épaisse obscurité de la nuit m’empêchait de rien distinguer. Mais lorsque l’artillerie fut passée et qu’un silence de mort régna sur le pont, j’entendis soudain les hoquets d’une respiration pénible et de sourds gémissements ; le sombre morceau de bois se dressa et grandit, et une horreur glaciale pénétra tous mes sens. Épouvanté de ce cauchemar, il me fut impossible de me mouvoir, comme si j’avais été retenu par une masse de plomb.

Le vent de la nuit s’éleva, et chassa le brouillard derrière la montagne, et la lune jeta de faibles rayons à travers les nuages déchirés.