Page:Hoffmann - Contes nocturnes, trad de La Bédollière, 1855.djvu/148

Cette page n’a pas encore été corrigée

état de mettre en musique des rêves, des pressentiments, des états magnétiques, vous aurez ce qu’il vous faut, car certainement son histoire ne renfermera pas autre chose.

Sans répondre au docteur, l’enthousiaste voyageur toussa légèrement et commença d’une voix élevée :

— Le camp d’Isabelle et de Ferdinand d’Aragon s’étendait à perte de vue sous les murs de Grenade…

— Dieu du ciel et de la terre ! interrompit le docteur, à en juger par le commencement, voilà un récit qui ne finira pas avant neuf jours et neuf nuits ; et moi, je suis ici et mes malades se morfondent ! je me moque pas mal de vos histoires mauresques. J’ai lu Gonzalve de Cordoue et entendu les séguidillas de Bettina ; cela me suffit ; rien de trop ; Dieu vous garde !

Le docteur s’élança d’un bond vers la porte, mais le maître de chapelle resta tranquillement assis en disant :

— Ce sera une histoire prise dans les guerres des Sarrasins avec les Espagnols, à ce que je vois ; depuis longtemps je désirais en mettre une en musique. Combats… tumulte… romances… processions… cymbales… plain-chant… tambours et grosses caisses… Ah ! grosses caisses ! Puisque nous voilà ensemble, racontez-moi cela, très aimable enthousiaste. Qui sait quel germe cette histoire désirée peut jeter dans mon âme, et quelles fleurs gigantesqes peuvent y pousser !

— Pour vous, maître de chapelle, répliqua l’enthousiaste, tout se change en opéra, et c’est pour cela que les gens raisonnables, qui traitent la musique comme un verre d’eau-de-vie forte dont on ne doit user qu’en petite quantité pour réconforter l’esomac, vous prennent parfois pour fou. Mais je vais vous satisfaire, et vous êtes libre de mêler audacieusement par-ci par-là quelques accords à mon récit, si l’envie vous en prend trop fortement.

L’auteur de ce livre se sent dans l’obligation de prier le lecteur bienveillant de vouloir bien lui permettre, à cause du peu d’espace qui lui est accordé, de placer le nom du maître de chapelle dans les endroits où ses accords servent d’intermède à cette narration. Au lieu donc d’écrire ici, le maître de chapelle dit : etc., il annoncera les interruptions de ce personnage au moyen de l’indication suivante : LE MAÎTRE DE CHAPELLE. —

Le voyageur enthousiaste commença en ces termes :

Le camp d’Isabelle et de Ferdinand d’Aragon s’étendait à perte de