Page:Hoffmann - Contes mystérieux, trad. La Bédollière.djvu/9

Cette page a été validée par deux contributeurs.
5
maître floh

cette belle fête, préparée avec un sentiment noble, un cœur tendre, pour de charmants enfants ; je veux aussi y apporter quelque chose.

Et alors elle tira d’une petite corbeille qu’elle portait au bras, et que l’on avait à peine remarquée, de charmants joujoux. Elle les mit en ordre sur la table, avec une activité pleine de grâce, puis elle y conduisit les enfants et leur montra ce qu’elle leur avait apporté, et elle fut si aimable avec eux, qu’il était impossible d’imaginer rien de plus charmant. Le relieur croyait rêver ; mais sa femme riait malicieusement, car elle était convaincue qu’il avait existé une liaison entre cette dame et Peregrinus.

Pendant que les parents s’étonnaient, et que les enfants étaient pleins de joie, la dame étrangère prit place sur le canapé vieux et fragile, et attira auprès d’elle Peregrinus, qui doutait de lui-même.

— Mon cher bon ami, lui murmura-t-elle doucement à l’oreille, combien je me sens joyeuse et heureuse à tes côtés !

— Mais, dit en bégayant Peregrinus, mais, ma très-honorée dame !

Et tout d’un coup, le ciel sait comment, les lèvres de la dame se trouvèrent si près des siennes, qu’avant que l’idée lut fût venue de lui donner un baiser, le baiser était donné par elle. On peut facilement s’imaginer qu’il en perdit de nouveau et tout à fait la parole.

— Mon doux ami, continua la dame étrangère en se rapprochant tellement de Peregrinus qu’il s’en fallait de peu de chose qu’elle ne vînt s’asseoir sur ses genoux, je sais ce qui cause tes chagrins, je sais ce qui, ce soir, a si douloureusement troublé ton pieux et tendre cœur. Mais console-toi ! ce que tu as perdu, ce que tu osais à peine espérer jamais revoir, je veux te le rendre.

Et en parlant ainsi, la dame sortit de la corbeille où avaient été les jouets une boîte de buis, et la remit dans les mains de Peregrinus.

C’étaient le cerf et le sanglier qui avaient manqué dans les jouets de Noël. Il serait difficile de dépeindre les sentiments divers qui agitaient Peregrinus.

La subite présence de la dame étrangère, malgré toute sa grâce et son amabilité, avait pourtant quelque chose qui ressemblait assez à une apparition magique pour faire courir un frisson glacé dans tous les membres de bien d’autres personnes qui auraient pu avoir moins de répugnance que Peregrinus pour le contact d’une femme ; mais celui-ci, déjà tourmenté, éprouvait un cruel effroi en faisant la remarque que cette dame était instruite si exactement de tout ce qu’il avait fait dans le plus profond secret. Et cependant, malgré sa terreur, en attachant ses yeux sur le regard triomphant de ses admirables prunelles noires, qui brillaient sous de longs cils soyeux, en respirant sa douce haleine, en sentant la chaleur électrique de son corps, au milieu de sa peur étrange, il sentait se former dans son âme la douleur ineffable d’un inexplicable désir qu’il n’avait jamais éprouvé.

Alors, pour la première fois, il trouva son genre de vie et ses jeux avec les cadeaux de Noël enfantins et ridicules, et il était couvert de confusion en pensant que cette dame savait tout cela, et le présent qu’elle venait de lui faire était évidemment une preuve vivante qu’elle l’avait compris mieux que personne au monde, et qu’elle avait montré la tendresse de sentiments la plus exquise pour chercher à l’égayer. Il résolut de conserver à jamais ces présents si chers et de ne plus les quitter, et, maîtrisé par un sentiment irrésistible, il serra sur sa poitrine la boîte où se trouvaient le cerf et le sanglier.

— Oh ! quel bonheur, murmura alors la dame ; mes cadeaux t’ont fait plaisir ! Ô mon bien-aimé Peregrinus ! mes songes et mes pressentiments ne m’ont donc pas trompée !

Peregrinus revint assez à lui-même pour être capable de dire très-distinctement :

— Mais, ma très-honorée dame, si je savais seulement à qui j’ai l’honneur…

— Méchant ! interrompit la dame en lui caressant doucement la joue, méchant ! tu fais semblant de ne plus reconnaître ta fidèle Aline. Il est temps de laisser à ces pauvres gens leur liberté ; accompagnez-moi, monsieur Tyss.

Lorsque Peregrinus entendit le nom d’Aline, il pensa naturellement à sa vieille servante, et il lui sembla qu’un moulin à vent tournait dans sa tête.

Lorsque la dame étrangère prit congé, de la manière la plus avenante et la plus gracieuse, de la femme et des enfants du relieur, celui-ci put à peine, dans son étonnement et son respect, bégayer quelques mots inintelligibles. Les enfants avaient l’air de connaître depuis longtemps les étrangers ; quant à la femme, elle dit :

— Un beau et bon monsieur comme vous, monsieur Tyss, mérite d’avoir une fiancée aussi belle et aussi bonne, qui l’aide à accomplir des œuvres de bienfaisance au milieu de la nuit. Je vous en complimente de tout mon cœur.

La dame remercia, touchée, et assura que la fête de son mariage serait aussi pour eux un heureux jour ; elle leur défendit sérieusement de les reconduire, et prit elle-même une petite bougie de dessus la table de Noël pour descendre les escaliers. L’on peut se figurer si le sieur Tyss, sur le bras duquel s’appuyait la dame, éprouvait une émotion étrange lorsqu’elle lui dit : — Accompagnez-moi, monsieur Tyss.

— C’est bien, se dit Tyss à lui-même, cela veut dire : Menez-moi jusqu’au bas des escaliers, où sa voiture attend devant la porte avec un domestique, ou plutôt une maison tout entière ; car, après tout, c’est peut-être une folle princesse qui… Que Dieu me délivre de ce tourment étrange et me conserve mon peu de raison !

Le sieur Tyss ne pressentait guère que ce qui lui était arrivé jusqu’ici n’était que le prélude de la plus incroyable aventure, et fit très-bien, sans s’en douter, de prier d’abord le ciel de lui conserver son bon sens.

Lorsqu’ils eurent descendu l’escalier, la porte de la maison s’ouvrit, mue par des mains invisibles, et elle se referma aussitôt sur eux de la même manière. Peregrinus n’y fit pas attention, car il éprouva un trop grand étonnement en ne trouvant au dehors ni voiture, ni laquais.

— Mais, au nom du ciel, s’écria-t-il, où est votre voiture, très-charmante dame ?

— Une voiture ! répondit la dame, une voiture ! Pourquoi une voiture ? Croyez-vous donc que mon inquiétude, mon impatience de vous trouver, m’aient permis de me faire voiturer ici ? J’ai couru à travers l’orage et la tempête, poussée par l’espérance et le désir, jusqu’à ce que je vous aie rencontré. Je remercie Dieu de m’avoir accordé cette grâce. Conduisez-moi dans ma demeure, elle est à quelque pas d’ici.

Peregrinus employa toutes les forces de son esprit à deviner comment il était possible qu’une dame dans cette toilette, en souliers de satin blanc, eût fait seulement quelques pas au dehors sans abîmer complétement son costume dans les tourbillons de pluie et de neige, tandis qu’on n’y remarquait aucune trace de désordre. Il ne put refuser d’accompagner la dame, et fut très-réjoui de voir que le temps avait changé. Le terrible orage était allé plus loin, il n’y avait plus un nuage au ciel, la pleine lune jetait d’en haut sa lumière amie ; seulement, la bise mordante prouvait qu’on était en hiver.

À peine Peregrinus avait-il fait quelques pas que la dame commença à se plaindre doucement, et puis à dire, en gémissant à voix haute, qu’elle était glacée de froid.

Peregrinus, dont le sang bouillait dans les veines, n’avait pas songé un instant qu’elle pût avoir froid avec une robe si légère, sans châle et sans fichu. Il comprit à l’instant son étourderie, et voulut l’envelopper dans son manteau.

— Non ! non, mon cher Peregrinus, reprit la dame, cela serait inutile. Oh ! mes pieds, mes pieds ! s’écria-t-elle encore : ce froid horrible me fera mourir.

Et la dame fut sur le point de tomber évanouie, et d’une voix mourante elle dit :

— Porte-moi, porte-moi, mon doux ami !

Alors Peregrinus prit, sans hésiter plus longtemps, la dame dans ses bras, comme un enfant, elle pesait si peu ! et il l’enveloppa soigneusement dans son manteau.

Mais à peine eut-il fait quelques pas avec ce doux fardeau, qu’il se sentit de plus en plus comme dominé par l’ivresse sauvage d’un brûlant désir. Il couvrit de brûlants baisers le cou et le sein nu de la charmante créature, tout en courant tout droit devant lui à travers les rues.

Enfin il lui sembla qu’il s’éveillait tout à coup ; il se trouva devant la porte d’une maison, sur le marché aux chevaux, et reconnut, tout étonné, que cette porte était la sienne. L’idée lui vint alors seulement qu’il n’avait pas demandé à cette dame où se trouvait sa demeure ; alors il rassembla toutes ses forces pour lui dire :

— Madame, être céleste, où demeurez-vous ?

— Mais, dit la dame en allongeant sa tête hors du manteau voici ma maison, je suis ton Aline ! je demeure avec toi. Ouvre vite la porte.

— Non ! jamais, s’écria Peregrinus stupéfait, et il mit la dame à terre.

— Comment, Peregrinus ! lui dit celle-ci, comment ! tu veux me chasser, et cependant tu sais ma terrible histoire ; tu sais que, véritable enfant du malheur, je n’ai ni toit ni abri, et que je vais mourir ici si tu ne m’accueilles pas comme à l’ordinaire ! Cependant tu désires peut-être ma mort. Eh bien ! qu’il en soit ainsi. Porte-moi au moins à la fontaine, pour qu’on ne trouve pas mon cadavre devant ma maison. Ah ! les dauphins de pierre auront plus pitié de moi que toi-même. Malheur à moi ! malheur à moi ! le froid…

Et elle tomba sans connaissance.

Alors l’inquiétude et le désespoir serrèrent et meurtrirent le cœur de Peregrinus comme avec une tenaille de fer, et il s’écria d’une voix sauvage :

— Qu’il en soit ce qu’il voudra, je ne peux pas faire autrement !

Il releva la dame inanimée, la prit dans ses bras, et sonna fortement la cloche.

Il passa rapidement devant le valet qui ouvrit la porte, et il se mit à appeler déjà du bas des escaliers, quand il se contentait de cogner doucement à l’ordinaire.

— Aline ! Aline ! de la lumière ! de la lumière ! et cela avec tant de force que tout l’étage immense en retentit.

— Qu’y a-t-il ? qu’est-ce que cela ? dit Aline en ouvrant de grands yeux lorsqu’elle vit Peregrinus écarter son manteau, qui cachait la dame évanouie, et la poser avec de tendres précautions sur le sofa.