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l’enchaînement des choses.

Le cher Cochenille assurait qu’elle était tombée dans une mélancolie profonde, que souvent elle était sur le point d’être suffoquée par ses larmes, et qu’elle s’écriait, au désespoir :

— Je l’ai perdu ! je l’ai perdu !

Tu penses quel effet cela fit sur moi, et quelle douleur j’éprouvai de ce malheureux malentendu.

Au même instant Annette entra et annonça à Ludovic que madame la baronne était toute surprise des attaques de folie qui s’emparaient aujourd’hui du baron.

Presque aussitôt des sonnettes retentirent, comme si le feu était à la maison, et l’un annonça bientôt que madame la baronne, mortellement malade, ne voulait pas être importunée de visites : elle ne pouvait voir personne, et se faisant excuser auprès du monsieur étranger.

Annette regarda Euchar fixement dans les yeux, le toisa de la tête aux pieds, et quitta la chambre. Ludovic regarda par terre devant lui, sans rien dire, et puis reprit à demi voix son récit.

— Tu ne saurais croire avec quelle froideur presque méprisante Victorine me reçut. Si auparavant des explosions du plus ardent amour ne m’avaient pas donné la conviction que cette froideur était jouée, et avait pour but de me punir, je serais tombé dans le doute. Enfin la dissimulation lui pesa trop, et elle devint de plus en plus confiante et amicale, jusqu’au jour où dans un bal elle me confia son châle.

Alors mon triomphe fut décidé.

J’arrangeai pour la seconde fois cette contredanse aventureuse ; je dansai divinement avec elle, cette créature divine ! et me balançant sur la pointe du pied, et tenant entre mes bras son beau corps, je lui murmurai tout bas : Divine ! céleste comtesse ! je vous aime d’une manière inexplicable, je vous adore ; soyez mon ange de lumière !

Victorine me rit au nez ; mais cela ne m’effraya pas ; et dans la matinée suivante, à l’heure convenable, c’est-à-dire sur les une heure, mon ami Cochenille sut m’introduire auprès d’elle, et j’implorai sa main. Elle me regarda fixement en silence : je me précipitai à ses pieds, saisis cette main qui devait m’appartenir, et la couvris de baisers. Elle me laissa faire ; mais je fus pénétré d’une impression étrange en remarquant que son regard était froid, fixe et comme privé de la vue ; elle avait l’apparence d’une statue inanimée ; cependant quelques grosses larmes jaillirent enfin de ses paupières.

Elle se leva et, son mouchoir sur ses yeux, quitta la chambre. Mon bonheur n’était pas douteux ; je courus auprès du baron et lui demandai la main de sa fille.

« Très-bien, très-bien, cher baron, dit le comte avec un sourire bienveillant. Mais avez-vous fait votre aveu à la comtesse ? en êtes-vous aimé ? Comme un vrai fou, je suis tout à fait partisan de l’amour. »

Je racontai au baron ce qui s’était passé à la contredanse. Ses yeux brillèrent de joie.

« C’est délicieux ! s’écria-t-il, c’est tout à fait délicieux. Et quelle était la figure de la contredanse, mon cher baron ? »

Je dansai la figure, et restai dans la pose dont je t’ai parlé.

« Charmant ! tout à fait charmant ! cher ami, s’écria le comte dans le ravissement, et il toussa et alla tout à la fois appeler à la porte : — Cochenille ! Cochenille ! »

Lorsque Cochenille parut, il me fallut lui fredonner la musique de la contredanse que j’avais composée moi-même.

« Prenez votre flageolet, Cochenille, dit le baron, et jouez-nous ce que monsieur vous a chanté. »

Cochenille fit assez passablement ce qui lui était ordonné, et il me fallut danser avec le comte, représenter sa dame, et, ce que je n’aurais pu croire du vieillard, en se tenant sur la pointe du pied, il me murmura à l’oreille :

« Mon très-cher baron, ma fille Victorine est à vous ! »

La belle Victorine minauda comme font toutes les jeunes filles. Elle resta froide et immobile, sans dire ni oui ni non, et se conduisit avec moi d’une manière telle que toutes mes espérances tombèrent de nouveau. J’appris en même temps qu’autrefois, lorsqu’il m’arriva de prendre la cousine de Victorine pour elle dans la contredanse, ces demoiselles s’étaient entendues dans un jeu cruel pour me mystifier de la plus effroyable manière.

Je restai tout anéanti, et j’en vins à penser que ce que j’avais de mieux à faire était de me laisser conduire par le nez dans l’enchaînement des choses. Doutes superflus ! Au moment où je m’y attendais le moins, dans l’instant même où j’étais en proie au chagrin le plus profond, un oui céleste fut prononcé de ses lèvres tremblantes.

Plusieurs de mes amis voulaient me mettre dans la tête une foule de sottes idées : mais le jour qui précéda mon mariage devait arracher de mon cœur jusqu’au doute le plus léger.

Je me rendis de très-bonne heure chez ma fiancée ; elle n’était pas dans sa chambre. Quelques papiers étaient épars sur sa table de travail. Je jette un coup d’œil, et j’y reconnais l’écriture nette et charmante de Victorine. Je ris : c’est un livre de notes de ses pensées de chaque jour. Ô ciel ! ô Dieu ! ce jour me donne une nouvelle preuve de son amour pour moi, depuis longtemps caché. Les plus légers incidents sont notés là.

« Tu ne comprends pas ce cœur, homme insensible ! Dois-je oublier toute pudeur dans ce délire du désespoir ? dois-je me jeter à tes pieds ? te dire que sans ton amour la vie semble la nuit de la tombe ? »

Je lis à la date même de la soirée où je me pris d’amour pour la petite Espagnole :

« Tout est perdu ! Il l’aime, rien n’est plus certain. Insensé, ne sais-tu pas que le regard de la femme qui aime peut pénétrer jusqu’au plus profond du cœur ? »

Je lis haut. Victorine entre au même instant ; le livre dans les mains, je me jette à genoux devant elle en criant :

« Non ! non ! jamais je n’aimai cette fille étrange. Toi, toi seule as toujours été mon idole. »

Alors Victorine me regarde fixement, et d’une voix stridente :

« Malheureux, dit-elle, je n’ai jamais pensé à toi ! » et elle me quitte rapidement et se retire dans la chambre voisine.

Comprend-on que la pruderie d’une femme puisse aller si loin ?

Annette revint dans le moment, et demanda à Ludovic, au nom de sa femme, comment il se faisait que le baron n’eût pas conduit près d’elle le monsieur étranger, puisqu’elle attendait sa visite depuis une demi-heure.

— Une charmante, excellente femme, dit le baron tout ému ; elle se sacrifie pour se conformer à mes désirs.

Euchar ne fut pas médiocrement surpris de voir la baronne tout à fait habillée, presque en grande toilette.

— Je vous amène notre cher Euchar. Le voici de retour, dit Ludovic ; mais lorsque Euchar s’approcha de la baronne et prit sa main, elle fut saisie d’un tremblement très-fort, et s’écria d’une voix faible :

— Ô Dieu ! et tomba évanouie dans son fauteuil. Euchar, incapable de supporter ce pénible spectacle, se retira rapidement.

— Malheureux, se disait-il à lui-même, tu ne le croyais pas ! Et alors il réfléchit aux chagrins sans bornes dans lesquels le malentendu d’une incroyable vanité avait jeté son ami, il savait maintenant à qui Victorine avait donné son amour, et il se sentait étrangement ému. Bien des circonstances auxquelles, dans sa simple loyauté, il n’avait pas donné d’importance lui parurent alors clairement expliquées. Il comprenait le caractère passionné de Victorine, et s’étonnait de ne pas avoir compris son amour. L’instant où Victorine avait laissé voir si clairement sa passion avait jeté un jour nouveau dans son cœur, et il sentait une espèce de regret d’avoir justement éprouvé contre cette belle jeune fille comme une répugnance involontaire qui le tenait toujours auprès d’elle dans des dispositions défavorables. Il s’en voulait de cette mauvaise humeur, en pensant avec une compassion profonde aux malheurs qu’un mauvais esprit avait jetés sur la tête de cette pauvre fille.

Le soir même, la présidente avait rassemblé la même société devant laquelle Euchar avait, deux ans auparavant, raconté les aventures d’Edgard en Espagne. Le conteur fut reçu avec des acclamations joyeuses, mais il se sentit comme frappé d’un coup électrique lorsqu’il aperçut Victorine, qu’il était loin d’attendre là. Elle ne conservait pas la moindre trace de sa maladie ; ses yeux brillaient pleins de feu comme autrefois, et une toilette exquise et du meilleur goût rehaussait sa grâce et sa beauté. Euchar parut affligé de sa présence, et, contre son ordinaire, il resta embarrassé et comme gêné.

Victorine s’approcha adroitement de lui, lui prit la main, le tira à part et lui dit d’une voix tranquille et sérieuse :

— Vous connaissez le système de mon mari sur l’enchaînement des choses. Selon moi, nos folies composent la véritable chaîne de notre être. Nous les commettons, nous en éprouvons du repentir, et nous les commettons encore ; de sorte que notre vie semble être une folle apparition qui poursuit sans relâche notre moi extérieur, jusqu’à ce qu’elle le conduise, en le fascinant, vers la mort. Euchar, je sais tout, je sais qui je vais voir encore ce soir. Je sais que vous ne m’avez comprise qu’aujourd’hui seulement. Ce n’est pas vous, non ! c’est un mauvais esprit qui a répandu sur moi d’amères douleurs, sans espoir. Le démon s’est éloigné du moment où je vous ai revu. Paix et repos sur nous, Euchar !

— Oui, répondit Euchar touché, oui, paix et repos sur nous ! Le pouvoir suprême ne laisse jamais sans consolation une existence mal comprise.

— Tout est passé, et c’est bien, dit Victorine.

Puis elle essuya une larme et retourna vers la société.

La présidente les avait observés tous les deux, et elle dit tout bas à Euchar : — Je lui ai tout dit : ai-je bien fait ?

— Ne faut-il pas, répondit Euchar, me résigner à tout ?

La société, comme c’est son habitude, trouva dans le retour inespéré d’Euchar un nouveau motif d’étonnement et de plaisir, et l’accabla de demandes sur ce qu’il était devenu, sur ce qu’il avait fait pendant son absence.

— Je suis revenu, dit Euchar, pour tenir ma parole donnée il y a deux ans, c’est-à-dire raconter de nouvelles aventures de mon ami Edgard, et donner à cette narration un peu plus de rondeur et un dénoûment qui manquait.

Plus tard il se joignit aux troupes anglaises. Les balles le respectèrent, et, après la fin de la guerre, il retourna sain et sauf dans son