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contes mystérieux.

la vengeance et le désespoir fut déployé dans la guerre que soutint l’Espagne pour sa liberté. Permettez-moi de vous raconter l’histoire de mon aventureux ami, que nous appellerons Edgard. Il avait combattu sous les étendards de Wellington. Edgard avait, tout affligé des malheurs de sa patrie allemande, abandonné sa ville natale et s’était retiré à Hambourg, dans une petite chambre louée dans un quartier retiré. Il vivait là solitaire.

Il savait seulement du voisin, dont il n’était séparé que par un mur, que celui-ci était malade et vieux, et ne sortait jamais. Il l’entendait souvent gémir et se plaindre dans quelques paroles dont il ne distinguait pas le sens. Plus tard le voisin se promenait presque continuellement dans sa chambre, et un signe de retour à la santé fut le son d’une guitare qu’il l’entendit accorder un jour en essayant ensuite une chansonnette qu’Edgard reconnut pour une romance espagnole.

L’hôtesse, à sa demande, lui confia que le vieillard était un officier espagnol, du corps de Romana, resté dans le pays pour cause de maladie, et qu’il n’osait pas sortir, car il était certainement épié en secret.

Au milieu de la nuit, Edgard entendit l’Espagnol faire résonner la guitare plus fort que de coutume. Il commença, dans une puissante mélodie étrangement variée de changements de tons, la Prophetia del Pyreneo, de don Arrianza, et chanta les strophes suivantes :

« Écoute ! de grands rugissements résonnent comme le tonnerre dans les champs de la Castille ; c’est le rugissement des fils de l’Asturie ; c’est le cri de vengeance des habitants de Séville. La foudre fait retentir Valence, tandis que la terre tremble avec un bruit terrible à Monsago. Vois ! jusqu’aux frontières le pays rouge des reflets des combats ; les tambours résonnent ; le bronze retentit ; les clairons éclatent et aussi les lances anciennes ! vois-les secouant leur poussière pour le jour de la vengeance ! »

Le feu de l’enthousiasme qui jaillissait des chants du vieillard avait pénétré le cœur d’Edgard. Un nouveau monde s’ouvrait devant lui. Il savait maintenant comment il pouvait sortir de son état de langueur, comment il pouvait, enflammé par de nobles actions, utiliser l’ardeur guerrière qui dévorait son âme.

— Oui, en Espagne, en Espagne ! s’écria-t-il à demi-voix ; mais au même instant, la guitare du vieillard cessa de retentir.

Edgard ne put résister au désir de connaître celui qui avait renouvelé sa vie. La porte céda sous la pression de sa main. Mais au moment où il passait le seuil de la chambre, le vieillard s’élança de son lit sur Edgard, un poignard à la main, en s’écriant :

Traidor ! (traître !)

Celui-ci, par un habile mouvement, parvint à détourner le coup bien porté et à saisir le vieillard, qu’il tint renversé sur son lit.

Et pendant qu’il tenait son adversaire sans force, il le conjura, avec les expressions les plus touchantes, de lui pardonner sa brusque manière d’entrer chez lui.

— Je ne suis pas un traître, lui dit-il, au contraire, je prends part à vos douleurs, et votre chant a changé le chagrin qui dévorait mon âme en un ardent enthousiasme pour les combats. Je veux aller en Espagne et combattre avec joie pour la liberté du pays.

Le vieillard le regarda fixement et dit à voix basse :

— Serait-ce possible ?

Et il se précipita avec violence dans les bras d’Edgard, en jetant loin de lui son poignard, qu’il tenait encore à la main.

Edgard apprit alors que le vieillard se nommait Baldassare de Luna, et descendait de la plus haute noblesse de l’Espagne.

Sans secours, sans amis, sans soutien, au milieu du plus profond dénûment, il avait devant lui la triste perspective de traîner une vie misérable loin de son pays ; mais lorsque Edgard lui eut juré sur tout ce qu’il avait de plus sacré de faciliter sa fuite en Angleterre, alors un feu nouveau sembla ranimer tous les membres du vieillard. Ce n’était plus l’homme maladif et chargé d’années ; c’était un jeune homme enthousiaste, qui méprisait la haine impuissante de ses oppresseurs.

Edgard fut fidèle à ses promesses. Il réussit à tromper la vigilance des espions et à s’enfuir en Angleterre avec Baldassare de la Luna. Mais le sort n’accorda pas au pauvre vieillard poursuivi par le malheur la faveur de revoir son pays. Il tomba de nouveau malade et mourut entre les bras de son compagnon de voyage. Un esprit prophétique lui fit entrevoir la glorieuse délivrance de son pays. Dans les derniers soupirs de la prière qui s’échappa péniblement de ses lèvres, Edgard discerna le mot : Victoire !

Il arriva seul en Espagne, combattit à Tarragone, où il fut blessé et fait prisonnier, et délivré par des guérillas. Il se retira à Valence. Un jour il remarqua un vieillard d’une haute stature qui se promenait lentement çà et là, et ce vieillard s’arrêtait chaque fois un moment en passant devant lui et le regardait attentivement dans les yeux.

Edgard s’avança vers lui et lui demanda poliment ce qui pouvait exciter ainsi son attention.

— Je ne me suis donc pas trompé, dit le vieillard, tandis qu’un feu sombre s’échappait de dessous ses épais sourcils. Vous n’êtes pas Espagnol, et cependant, si votre costume ne ment pas, vous combattez avec nous. Cela m’étonne beaucoup.

Edgard, un peu blessé, lui raconta, toutefois avec assez de sang-froid, les événements qui l’avaient appelé en Espagne.

Mais à peine avait-il prononcé le nom de Baldassare de Luna, que le vieillard s’écria plein d’enthousiasme :

— Que dites-vous ? Baldassare de Luna, mon digne cousin, le seul ami qui me fût resté au monde !

Edgard lui répéta tout ce qui était arrivé, et n’oublia pas de lui dire avec quelle espérance céleste Baldassare de Luna avait quitté la vie.

Le vieillard joignit ses mains, et leva vers le ciel ses yeux remplis de larmes ; ses lèvres tremblèrent, et il paraissait parler à son ami mort.

— Pardonnez-moi, dit-il à Edgard, si un soupçon injuste m’a conduit à tenir envers vous un langage qui n’est pas dans mes habitudes. On prétendait, il y a peu de temps, que la ruse maudite de nos ennemis allait jusqu’à introduire dans les rangs de notre armée des officiers étrangers pour la trahir.

Don Joachim Blake a cependant déclaré qu’il avait absolument besoin d’ingénieurs étrangers, mais en s’engageant à faire fusiller publiquement et à l’instant même tout homme non Espagnol sur lequel planerait le plus léger soupçon. Mais si vous êtes réellement un ami de mon Baldassare, vous ne pouvez avoir que de nobles et honnêtes intentions.

Je vous ai tout dit ; faites-y attention maintenant.

Et le vieillard s’éloigna.

Valence fut étroitement bloquée, Edgard fut blessé en faisant une sortie et perdit connaissance. Quand il se réveilla, il était dans un lieu étrange.

Le lit moelleux et orné de riches tentures de soie ne se trouvait nullement en rapport avec la petite chambre basse, voûtée comme une prison et garnie de pierres rouges où il était dressé. Edgard se souleva péniblement, et il aperçut un franciscain assis sur une chaise dans un coin de la chambre.

Il paraissait dormir.

— Où suis-je ? s’écria-t-il en donnant à sa voix toute la force qu’il put rassembler.

Le moine se réveilla en sursaut, attisa la mèche de la lampe, la prit, en dirigea la clarté sur le visage d’Edgard, tâta son pouls, et murmura quelques paroles que le malade n’entendit pas.

Edgard était sur le point d’interroger le moine sur tout ce qui lui était arrivé, lorsque le mur parut s’ouvrir tout à coup sans bruit, et un homme entra. Edgard le reconnut à l’instant même pour le vieillard qui lui avait parlé peu de jours auparavant.

Le moine apprit à celui-ci que la crise était passée.

— Tout ira bien maintenant, lui dit-il.

— Dieu soit loué ! répondit le vieillard.

Et il s’approcha du lit d’Edgard.

Edgard voulait parler ; mais le vieillard le pria de garder le silence, parce que le moindre effort pourrait maintenant lui être fatal. On doit penser combien il lui semblait inexplicable de se trouver dans de pareilles circonstances ; mais peu de mots suffirent non-seulement pour le tranquilliser complétement, mais aussi pour le convaincre de la nécessité de rester couché dans cette triste prison.

Lorsqu’il eut été renversé atteint d’une balle dans la poitrine, ses intrépides frères d’armes le relevèrent malgré la violence du feu, et le portèrent dans la ville.

Rafael Marchez (c’était le nom du vieillard) prit soin du blessé, et, au lieu de le faire porter à l’hôpital, le fit transporter dans sa maison pour donner tous les soins possibles à l’ami de Baldassare. Lorsque la ville fut prise, don Rafael Marchez ne voulut pas qu’Edgard, mortellement malade, tombât dans les mains des ennemis. Et aussitôt que la capitulation eut été signée et que l’ennemi fit son entrer dans les murs de Valence, il fit transporter son hôte dans une chambre voûtée, éloignée et inaccessible aux recherches d’un étranger.

— L’ami de mon Baldassare, ajouta don Rafael en terminant son récit, devient aussi le mien : le sang de l’un et de l’autre a coulé pour la patrie ; l’ardeur que les Espagnols portent dans la haine, ils la portent aussi dans l’amitié, et ils sont capables de tous les sacrifices pour ceux qu’ils ont adoptés pour amis. Les ennemis sont logés dans ma maison ; mais vous êtes ici en sûreté, car je vous jure, s’il arrive quelque malheur, de me laisser plutôt écraser sous les ruines de Valence que de vous trahir. Croyez-le bien.

Pendant le jour, un silence de mort régnait autour de la chambre cachée d’Edgard ; la nuit, au contraire, il lui semblait entendre dans le lointain l’écho de pas légers, le sourd murmure de plusieurs voix, un bruit d’armes, de portes qui s’ouvraient et se fermaient. Un mouvement souterrain semblait s’éveiller aux heures du sommeil. Il consulta à ce sujet le franciscain, qui le quittait rarement et le soignait avec un zèle infatigable. Celui-ci lui répondit qu’il en serait informé par don Rafael lui-même, mais qu’il fallait pour cela que sa guérison fût complète.

Et, en effet, aussitôt qu’Edgard eut repris assez de force pour pouvoir se lever de son lit, Rafael vint une nuit, tenant une torche à la main, et invita Edgard à s’habiller et à le suivre ainsi que le père Eusebio.