Page:Hoffmann - Contes mystérieux, trad. La Bédollière.djvu/76

Cette page a été validée par deux contributeurs.
72
contes mystérieux.


L’ENCHAÎNEMENT DES CHOSES.


I.


Une chute causée par une racine d’arbre. — Conséquence du système du monde. — Mignon et le bohémien de Lorea avec le général Palafox. — Paradis ouvert chez le comte Walter Puth.


— Non, dit Ludovic à son ami Euchar, non, il n’y a pas de hasard. Je n’en démordrai pas ! tout le système du monde et tout ce qu’il contient ressemble aux rouages artistement rassemblés d’une pendule qui s’arrêterait à l’instant, aussitôt qu’il serait permis à un principe étranger de toucher seulement la plus petite roue.

— Je ne sais pas, répondit Euchar en riant, mon cher Ludovic, comment tu en viens une fois à cette fatale idée du mécanisme, déjà passée de mode, et comment tu oses défigurer cette belle idée de Golne, d’un fil rouge qui traverse notre vie et que nous reconnaissons en le regardant attentivement pour un esprit supérieur placé par nous ou sur nous pour nous diriger.


— Bagatelles ! bagatelles !

— Non ! non ! mon cher ami, reprit Ludovic. Tout ce qui arrive, par cela même que cela arrive, était une condition nécessaire dès l’origine, et cela est l’enchaînement des choses sur lequel est basé tout le système de la vie. Car il faut observer…

Dans le moment…

Il est toutefois nécessaire d’informer le lecteur que Ludovic et Euchar, tout en conversant ainsi, se promenaient dans une allée du beau parc de V…

C’était un dimanche. Le crépuscule commençait à descendre, le vent du soir courait doucement en murmurant à travers les bosquets qui, se reposant de la chaleur du jour, respiraient avec de légers soupirs. Par toute la forêt on entendait retentir les voix joyeuses des bourgeois sortis de la ville en habits de fête ; les uns, campés sur le gazon couvert de fleurs, prenaient leur repas du soir, d’autres, dans les diverses auberges remplies de monde, se divertissaient à leur guise, selon le gain plus ou moins grand de la semaine.

Au moment où Ludovic allait terminer son discours, il heurta du pied une forte racine d’arbre qu’il n’avait pas vue, malgré les lunettes dont il était armé, et tomba tout de son long dans l’allée.

Cela vient de l’enchaînement des choses, et si tu n’étais pas tombé justement ici, le monde se serait probablement écroulé aussitôt, dit froidement Euchar en ramassant la canne et le chapeau de son ami, qui, dans la chute, s’étaient envolés assez loin, et il lui tendit la main pour le relever.

Ludovic se sentit le genou tellement endolori, qu’il fut contraint de boiter. De plus il saignait au nez assez violemment. Il suivit donc le conseil que lui donnait son ami d’entrer dans la plus prochaine auberge.

Sur un banc de gazon entouré d’arbres, placé devant cette auberge, des voyageurs avaient formé un cercle épais, du milieu duquel on entendait sortir les sons d’une guitare et d’un tambourin.

Et en s’approchant de ce cercle on apercevait un spectacle à la fois étrange et gracieux.

Dans le beau milieu de l’espace laissé par les spectateurs, une jeune fille, les yeux bandés, dansait le fandango entre neuf œufs placés trois par trois sur le plancher, tout en s’accompagnant du tambourin. À ses côtés se tenait un petit homme mal bâti porteur d’une laide figure de bohémien. Cet homme jouait de la guitare.

La danseuse paraissait âgée de seize ans à peine ; son costume était singulier ; elle avait un corset rouge garni d’or et une petite robe courte. Toute sa personne était pleine d’une grâce qui brillait dans le moindre de ses mouvements. Elle savait tirer des sons étrangement variés du tambourin, qu’elle levait tantôt au-dessus de sa tête, tantôt en étendant les bras dans une pose artistique ; elle l’agitait parfois aussi derrière son dos.

Quelquefois on croyait entendre le son sourd des cymbales frappées dans le lointain, tantôt le roucoulement plaintif de la colombe, ou bien aussi le mugissement de l’orage lorsqu’il est proche, et alors retentissait comme le bruit clair de cloches harmonieuses.

Le petit guitariste ne cédait en rien à la jeune fille dans l’habileté de son jeu ; il savait manier son instrument avec un art particulier, et tout en conservant claire et distincte la mélodie de la danse, il le faisait résonner quelquefois en promenant toute sa main sur les cordes à la manière espagnole, d’autres fois il en tirait des accords pleins et sonores.

Le tambourin mugissait avec une force et une puissance qui allaient en s’augmentant toujours ; la guitare retentissait plus éclatante, et les mouvements et les bonds de la jeune fille devenaient aussi plus hardis ; elle posait souvent le pied à la distance d’un cheveu des œufs mis par terre, avec une telle justesse que les spectateurs ne pouvaient s’empêcher de pousser des cris, persuadés que l’un d’eux était brisé. Les boucles des noirs cheveux de la jeune fille s’étaient détachées, et dans sa danse sauvage elles flottaient au-dessus de sa tête et la faisaient ressembler à une ménade.

— Finis, lui cria le petit homme en langue espagnole.

Alors, toujours en dansant, elle toucha chaque œuf l’un après l’autre, de manière qu’ils vinrent en roulant se réunir en un seul tas, et avec un coup fortement frappé sur le tambourin et accompagné d’un énergique accord de la guitare, elle s’arrêta tout à coup comme par un pouvoir magique. La danse était terminée.

Le petit homme s’approcha d’elle et ôta le bandeau qui lui couvrait les yeux ; elle remit ses cheveux en ordre, prit le tambourin, et, les yeux baissés, fit le tour du cercle pour demander à la ronde. Personne ne s’était éloigné, et chacun mit d’un air satisfait une pièce de monnaie dans le tambourin. Elle passa près d’Euchar sans s’arrêter devant lui, et elle s’en alla lorsque celui-ci fit un pas vers elle.

— Pourquoi ne veux-tu rien accepter de moi ? lui demanda-t-il.

— Le vieux, répondit-elle d’une voix assurée et avec un accent étranger, a dit que vous étiez arrivé lorsque ma danse était près de finir, et que par conséquent je ne devais rien accepter de vous.

Et en disant ces paroles elle leva les yeux, et leur brûlant regard brilla à travers la nuit de ses paupières noires ; puis, après un charmant salut, elle se retourna vers le petit homme, auquel elle ôta sa guitare des mains et qu’elle conduisit à une table plus éloignée.

En la suivant des yeux, Euchar aperçut Ludovic assis à une table un peu plus loin, entre deux bourgeois, et il alla lui raconter la gracieuse danse des œufs de la jeune Espagnole.

— C’est Mignon ! s’écria Ludovic enchanté, la céleste, la divine Mignon !

Le guitariste comptait l’argent de la quête sur une table, tandis que la jeune fille, se tenant debout, exprimait dans un verre le suc d’une pomme de Chine. Le vieillard rassembla enfin son argent, sourit à la jeune fille d’un œil brillant de joie, et celle-ci lui présenta le breuvage préparé, en caressant doucement ses joues ridées.

Le petit homme jeta un éclat de rire désagréable à entendre et but avidement. La jeune fille vint s’asseoir auprès de lui en touchant les cordes de la guitare.

— Ô Mignon ! céleste, angélique Mignon ! répéta encore Ludovic. Oui, je veux, second maître Vilhelm, te sauver des mains d’un monstre hypocrite qui t’exploite.

— D’où as-tu vu, interrompit froidement Euchar, que ce petit bossu est un scélérat hypocrite ?

— Homme froid, répondit Ludovic, qui ne comprends rien, ne vois rien qui n’as aucun sentiment pour tout ce qui est fantaisie, ne vois-tu pas, ne remarques-tu pas comme la méchanceté, l’envie, la malice, l’esprit le plus bas enfin, se lisent dans les petits yeux verts, les petits yeux de chat de ce bohémien difforme ? Oui, je la sauverai, cette charmante enfant, des griffes diabétiques de ce monstre basané. Si je pouvais seulement lui parler, à cette gracieuse créature !

— Rien n’est plus facile, répondit Euchar, et il fit signe à l’enfant de venir auprès d’eux.