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contes mystérieux.

vêtus avec des jeunes filles bien mises, dans une balançoire. Derrière quelques danseurs, se tenaient un fermier avec la Pucelle d’Orléans, et dans un coin était un petit enfant aux joues roses, que Marie aimait beaucoup.

Elle avait les larmes aux yeux.

— Ah ! dit-elle en pleurant à demi et en se tournant vers Casse-Noisette, je ferai tout pour vous sauver : mais c’est bien dur.

Casse-Noisette avait une figure si attristée, que Marie, croyant voir déjà les sept bouches du roi des souris ouvertes pour dévorer le malheureux jeune homme, n’hésita pas à tout sacrifier, et le soir elle mit, comme avant, toutes ses figures de sucre sur le bord de l’armoire. Elle embrassa le berger, la bergère, le petit mouton, et elle alla chercher en dernier son favori, le petit enfant aux joues roses, qu’elle mit toutefois derrière tout le reste : le fermier et la Pucelle d’Orléans furent mis au premier rang.

— Non, c’est trop fort, dit le lendemain la mère ; il faut qu’il y ait une grosse souris cachée dans l’armoire, car toutes les jolies figures de sucre de Marie sont rongées.

Marie ne put retenir ses larmes ; mais elle se mit bientôt à sourire de nouveau en pensant : — Qu’importe ! Casse-Noisette est sauvé.

Le médecin consultant dit le soir, lorsque sa femme lui raconta tout le dégât fait dans l’armoire par une souris : — C’est terrible de ne pouvoir détruire la souris qui ronge dans l’armoire toutes les sucreries de Marie !

— Eh ! dit Fritz tout joyeux, le boulanger, en bas, a un excellent conseiller de légation, je vais l’aller chercher, il terminera tout cela et mangera la souris, quand ce serait dame Mauserink elle-même, ou son fils le roi des rats.

— Oui, dit la mère, et en même temps il sautera sur les tables et sur les chaises, et brisera des verres, des tasses et mille autres objets.

— Ah ! non, dit Fritz, le conseiller de légation du boulanger est un être habile ; je voudrais pouvoir me promener aussi légèrement que lui sur les toits les plus pointus.

— Non, non, pas de chat ici la nuit, dit Louise, qui ne pouvait pas les souffrir.

— Dans le fond, dit la mère, Fritz a raison ; en tout cas nous pouvons tendre une souricière. N’y en a-t-il pas ici ?

— Le parrain Drosselmeier peut nous en faire une, puisqu’il les a inventées, dit Fritz.

Tous se mirent à rire, et comme la mère prétendit qu’il n’y avait pas de souricière à la maison, le conseiller de justice dit qu’il en avait plusieurs chez lui, et en envoya chercher une sur l’heure. Le conte du parrain se retraça vivement à la mémoire de Fritz et de Marie. Lorsque la cuisinière fit rôtir le lard, Marie trembla et dit, toute remplie des merveilles du conte, ces paroles qui s’y trouvaient : — Ah ! reine, gardez-vous de la dame Mauserink et de sa famille.

Fritz tira son sabre et s’écria : — Qu’elles viennent seulement !

Mais tout demeura immobile dessus et dessous le foyer ; mais lorsque le conseiller lia le lard à un fil délié, et posa doucement, tout doucement, le piége dans l’armoire, Fritz s’écria :

— Prends garde, parrain horloger, que les souris ne te jouent quelque tour.

Ah ! combien la pauvre Marie fut tourmentée la nuit suivante ! elle sentait sur ses bras quelque chose de froid comme la glace, et puis cet objet dégoûtant venait toucher sa joue. L’affreux roi des souris se plaçait sur son épaule, et il bavait de ses sept bouches d’un rouge de sang, et grinçant des dents et les serrant avec bruit, il sifflait dans l’oreille de Marie, immobile de peur.

— Siffle, siffle ! Ne va pas dans la maison ! Ne va pas manger ! Ne sois pas prise ! Siffle, siffle ! Donne-moi tous tes livres d’images, ta petite robe aussi, sinon pas de repos, ton Casse-Noisette périra ; il sera rongé ! Hi ! hi ! pi ! pi ! couic ! couic !

Marie était pleine de chagrin ; elle paraissait au matin toute pâle ; lorsque sa mère lui dit :

— La vilaine souris n’a pas été prise !

Et la voyant ainsi défaite, sa mère ajouta, croyant qu’elle regrettait ses sucreries et qu’elle craignait les souris :

— Sois tranquille, mon enfant, nous l’attraperons. Si les souricières sont insuffisantes, Fritz ira chercher le conseiller de légation.

À peine Marie se trouva-t-elle seule dans la chambre, qu’elle dit au Casse-Noisette en ouvrant l’armoire, d’une voix entrecoupée par les sanglots :

— Ah ! mon cher monsieur Drosselmeier, que puis-je faire pour vous, moi, pauvre fille ? Quand j’aurai livré tous mes livres d’images et aussi même ma belle robe neuve que le Christ saint m’a donnée à ronger à l’affreux roi des souris, ne me demandera-t-il pas toujours davantage, de sorte qu’à la fin il ne me restera plus rien et qu’il voudra me manger moi-même à votre place ? Ô pauvre enfant que je suis ! que faut-il que je fasse ?

Tout en gémissant ainsi, la petite Marie remarqua que depuis la nuit dernière une grosse tache de sang était restée au cou de Casse-Noisette.

Depuis que Marie savait que son Casse-Noisette était le neveu du conseiller de justice, elle ne le prenait plus dans ses bras, elle ne le berçait plus et ne l’embrassait plus ; elle n’osait plus même presque le toucher, par une espèce de sentiment de crainte ; mais alors elle le prit de son rayon avec une précaution très-grande, et se mit à essuyer avec son mouchoir la tache de sang qui se voyait à son cou.

Mais il lui sembla que Casse-Noisette s’échauffait dans ses mains et qu’il commençait à se mouvoir.

Elle le remit aussitôt sur son rayon, et alors sa bouche tremblota et il murmura péniblement ces paroles :

— Ah ! très-estimable demoiselle Stahlbaûm, excellente amie, ne sacrifiez pour moi ni livres d’images ni robe de Noël ; donnez-moi une épée ! une épée ! le reste me regarde ! quand il faudrait…

Ici la voix manqua au Casse-Noisette, et ses yeux, tout à l’heure animés de l’expression de la plus profonde mélancolie, redevinrent fixes et sans vie.

Marie n’éprouva aucune crainte ; bien au contraire, car elle sauta de joie de connaître un moyen de sauver Casse-Noisette sans faire de si douloureux sacrifices.

Mais où prendre une épée pour le petit homme ?

Marie résolut de consulter Fritz à cet égard, et le soir, comme leurs parents étaient sortis et qu’ils étaient assis tout seuls dans la chambre, auprès de l’armoire vitrée, elle lui raconta tout ce qui s’était passé entre Casse-Noisette et le roi des souris, et elle lui demanda ce qu’il fallait faire pour sauver son protégé.

Rien n’impressionna plus Fritz que la nouvelle que lui donnait Marie que ses hussards s’étaient mal comportés dans la bataille. Il lui demanda de nouveau très-sérieusement si c’était là l’exacte vérité, et lorsque Marie lui en eut donné sa parole, il alla rapidement à l’armoire vitrée, fit à ses hussards un discours pathétique, et en punition de leur lâche égoïsme, il leur abattit à tous leur plumet de bataille du shako, et défendit à leur musique de jouer pendant un an la marche des hussards de la garde. Lorsqu’il eut terminé ces punitions exemplaires, il se retourna vers Marie, et lui dit :

— Pour ce qui est du sabre, je peux venir en aide à Casse-Noisette. J’ai mis hier à la retraite un vieux colonel de cuirassiers, et son sabre, bien affilé, lui devient par conséquent inutile.

L’officier susnommé mangeait tranquillement la pension accordée par Fritz dans le coin le plus sombre du troisième rayon.

On alla le chercher là, on lui prit son beau sabre d’argent et on le suspendit à la ceinture de Casse-Noisette.

La nuit suivante, Marie, pleine de terribles angoisses, ne pouvait fermer l’œil. Alors elle entendit dans la chambre d’habitation un étrange cliquetis, et tout d’un coup retentit ce cri : — Couic !

— Le roi des rats ! le roi des rats ! s’écria Marie ; et elle s’élança hors du lit tout effrayée. Tout était tranquille, mais bientôt elle entendit frapper doucement, tout doucement à la porte, et une petite voix fit entendre ces mots :

— Bonne demoiselle Stahlbaûm, levez-vous sans hésiter ! Une bonne nouvelle !

Marie reconnut la voix du jeune Casse-Noisette, passa rapidement sa robe, et ouvrit vite la porte. Casse-Noisette était au dehors, son sabre sanglant dans la main droite, une bougie dans l’autre.

Aussitôt qu’il aperçut Marie, il fléchit le genou et dit :

— Ô dame ! c’est vous seule qui m’avez enflammé d’un courage chevaleresque et avez donné de la force à mon bras pour combattre le superbe qui voulait vous braver. Le roi des souris vaincu est baigné dans son sang ! Ne refusez pas, ô dame ! le gage de la victoire offert par votre chevalier dévoué jusqu’à la mort !

Alors Casse-Noisette sortit très-adroitement de son bras gauche, où elles étaient passées comme des anneaux, les sept couronnes du roi des souris, et les présenta à Marie, qui les reçut avec joie. Casse-Noisette se releva et continua de la sorte :

— Ah ! chère demoiselle Stahlbaûm ! je pourrais vous montrer, maintenant que mon ennemi est vaincu, des choses bien merveilleuses, si vous m’accordiez la faveur de me suivre quelques pas seulement. Oh ! faites-le, faites-le ! bonne demoiselle !


L’EMPIRE DES POUPÉES.


Je crois, chers enfants qui lisez ce conte, qu’aucun de vous n’eût hésité un seul instant à suivre le bon et honnête Casse-Noisette, qui ne pouvait avoir que d’excellentes intentions. Marie le fit d’autant plus volontiers, qu’elle savait qu’elle pouvait compter sur la reconnaissance de son protégé, et qu’elle était persuadée qu’il lui tiendrait parole et lui montrerait des choses magnifiques.

Elle lui dit :

— Je viens avec vous, monsieur Drosselmeier, mais j’espère qu’il ne faudra pas aller bien loin et que cela ne durera pas longtemps ; car j’ai encore besoin de sommeil.

— C’est pour cela même, répondit Casse-Noisette, que j’ai choisi le chemin le plus court, bien qu’un peu difficile.

Il la précéda, et Marie le suivit jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés devant l’armoire aux habits de la chambre du rez-de-chaussée ; là, ils s’arrêtèrent.

Marie fut étonnée de voir ouverts les battants de cette armoire, ordinairement toujours fermée. Elle aperçut en premier la pelisse de