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contes mystérieux.

Tout à coup Casse-Noisette se leva, jeta sa couverture loin de lui, se dressa sur le lit à pieds joints, et s’écria d’une voix retentissante :

— Knack, knack, knack ! souris au bivouac vaut à peine une claque ! Quel micmac dans le sac ! Cric crac !…

Puis il tira son petit sabre, l’agita en l’air et s’écria :

— Chers vassaux, frères et amis ! voulez-vous me venir en aide dans la bataille acharnée ?

Aussitôt trois Scaramouches, un Pantalon, quatre ramoneurs, deux joueurs de guitare et un tambour s’écrièrent :

— Oui, maître, nous vous viendrons fidèlement en aide ; avec vous nous marcherons au combat, à la victoire ou à la mort !

Et ils se précipitèrent au-devant de Casse-Noisette, qui se lança hardiment du rayon en bas.

Les autres avaient pu se jeter sans péril, car, outre que leurs riches habits étaient de drap et de soie, leur corps était rembourré de coton ; mais le pauvre Casse-Noisette se serait cassé bras et jambes, car il tombait de deux pieds de haut, et son corps était délicat comme s’il eût été de bois de tilleul, si mademoiselle Claire ne s’était élancée du canapé et n’avait reçu dans ses bras tendres le héros tenant son glaive à la main.

— Ah ! bonne Claire, dit Marie émue, comme je t’ai méconnue ! Sans doute tu aurais cédé ton lit de bonne grâce à l’ami Casse-Noisette !

Mais mademoiselle Claire dit en serrant le jeune héros contre sa poitrine de soie :

— Voulez-vous, malade et blessé comme vous l’êtes, aller au-devant des dangers ? Voyez comme vos vassaux valeureux s’assemblent dans leur impatience du combat et leur certitude de la victoire. Scaramouche, Pantalon, le ramoneur, le joueur de cythare et le tambour sont en bas, et les figures qui se trouvent sur mon rayon s’agitent et s’émeuvent. Veuillez, prince, reposer ici, et applaudir d’ici à la victoire.

À ces mots de Claire, Casse-Noisette frappa si fort du pied et fit des gestes si violents, que Claire fut obligée de le descendre sur le parquet ; mais alors il se mit à genoux et murmura :

— Ô dame ! je me rappellerai toujours dans le combat votre grâce et votre bienveillance envers moi !

Claire alors se baissa assez pour pouvoir le saisir par le bras, défit rapidement sa ceinture, et voulut en ceindre le petit homme ; mais celui-ci recula de deux pas, mit la main sur son cœur et dit solennellement :

— Que ceci ne soit pas le gage de votre bienveillance pour moi, car…

Il hésita, soupira, défit rapidement de ses épaules le ruban dont Marie les avait enveloppées, le pressa sur ses lèvres, s’en ceignit comme d’une écharpe de bataille, et s’élança en agitant sa brillante épée, rapide et agile comme un oiseau, du bord de l’armoire sur le parquet.

Aussitôt les cris et les sifflements redoublèrent.

Sous la table se tenaient assemblés les innombrables bataillons des souris, et au-dessus d’elles s’élevait l’affreuse souris aux sept têtes.

Que va-t-il arriver ?


LA BATAILLE.


— Battez la générale, tambour, vassal fidèle !… s’écria Casse-Noisette.

Et aussitôt le tambour fit résonner son instrument de guerre avec tant d’adresse, que les vitres de l’armoire tremblèrent, et dans l’armoire même un bruit et un mouvement furent remarqués de Marie ; les couvercles des boîtes où étaient enfermés les soldats de Fritz sautèrent, et les soldats s’élancèrent dans le rayon inférieur et s’y rassemblèrent en blancs bataillons.

— Aucun trompette ne bouge ! s’écria Casse-Noisette irrité.

Et il se tourna vers Pantalon, qui était devenu très-pâle, dont le grand menton tremblotait, et il lui dit d’une voix solennelle :

— Général, je connais votre expérience et votre courage ; il faut ici un coup d’œil rapide pour savoir profiter du moment. Je vous confie le commandement de toute la cavalerie et de l’artillerie ; vous n’avez pas besoin de cheval, vos jambes sont longues, et avec elles vous galopez parfaitement. Faites votre devoir !

Aussitôt Pantalon appuya fortement sur le mur ses longs doigts et le gratta avec tant de bruit, qu’on aurait pu croire que cent trompettes joyeuses résonnaient à la fois.

Aussitôt on entendit des piétinements de chevaux et des hennissements dans l’armoire ; tout d’un coup les cuirassiers et les dragons de Fritz, et avant tous les autres les brillants hussards, s’élancèrent et furent bientôt sur le plancher.

Alors, l’un après l’autre, tous les régiments défilèrent, enseignes déployées, devant Casse-Noisette, et se rangèrent en files serrées sur le parquet de la chambre. Mais les canons roulaient avec bruit en avant, et bientôt ils envoyèrent avec un terrible vacarme une pluie de dragées dans les rangs pressés des souris, qui étaient blanchies de leur poussière et en paraissaient toutes confuses. Une batterie surtout, placée sur le tabouret de maman, leur faisait un mal immense, et les boules de pain d’épice qu’elle lançait sur les souris faisaient dans leurs rangs un affreux ravage.

Les souris parvinrent à s’en approcher, et s’emparèrent de plusieurs pièces ; mais à cet endroit de la chambre la fumée et la poussière s’élevèrent en tourbillons si épais, que Marie pouvait à peine distinguer ce qui s’y passait. Mais il était évident que chaque corps combattait avec acharnement et que la victoire était indécise. Les souris développaient à chaque instant des masses nouvelles, et les petites balles d’argent qu’elles lançaient avec adresse venaient frapper jusque dans l’armoire.

Claire et Trudchen couraient çà et là en se tordant les mains avec désespoir.

— Me faut-il donc mourir à la fleur de l’âge, moi la plus belle des poupées ? s’écriait Claire.

— Me suis-je donc si bien conservée pour mourir ici entre quatre murs ? exclamait Trudchen.

Et elles se tinrent embrassées et gémirent si haut, que leurs lamentations dominaient tout le bruit qui se faisait au dehors, car il serait difficile de se faire une idée du spectacle qui se passait ; c’étaient des bruits.

— Prr ! prr ! pouff ! piff ! Schnetterdeng ! schnetterdeng ! Boum ! boum ! bouroum ! boum !

Et en même temps les souris et leur roi criaient et piaillaient, et l’on entendait la puissante voix de Casse-Noisette, qui distribuait ses ordres ; on le voyait marcher au milieu des bataillons en feu. Pantalon avait exécuté une brillante charge de cavalerie, et s’était couvert de gloire ; mais les hussards de Fritz étaient exposés à l’artillerie des souris, qui leur lançaient des boules laides et puantes qui faisaient de vilaines taches sur leurs vestes rouges, ce qui jetait du désordre dans leurs rangs. Pantalon leur commanda par le flanc gauche, et dans la chaleur du commandement, donna le même ordre aux cuirassiers et aux dragons, c’est-à-dire que tous firent par file à gauche en retournant chez eux.

La batterie du banc de pied se trouva par ce mouvement découverte et en danger, et presque aussitôt les souris s’avancèrent en masses serrées avec tant de violence, que le banc fut renversé sur les batteries et toute l’artillerie. Casse-Noisette parut abattu, et il donna à l’aile droite un mouvement rétrograde.

Pendant l’ardeur du combat, la cavalerie légère des souris avait débouché en masse de dessous la commode et s’était jetée avec des cris effroyables sur l’aile gauche de l’armée de Casse-Noisette.

Mais le corps des devises s’était avancé sous la conduite de deux empereurs chinois, avec la circonspection qu’exigeaient les difficultés du terrain, puisqu’il y avait à passer le bord de l’armoire, et s’était formé en bataillon carré. Ces braves troupes, formées de friseurs, d’arlequins, de cupidons, de jardiniers, de tyroliens, de lions, de tigres, de singes, combattirent avec sang-froid et courage. La vigilance digne des Spartiates de ce bataillon d’élite aurait arraché la victoire aux souris, si un maudit capitaine ennemi, s’élançant avec furie, n’eût d’un coup de dent abattu la tête d’un des empereurs chinois et mis en pièces deux chats et un singe, en faisant ainsi un vide par lequel l’ennemi s’élança et massacra le bataillon.

Mais ce carnage profita peu à l’ennemi.

Toutes les fois qu’un de ses cavaliers coupait en deux à belles dents un de ces courageux antagonistes, il avalait en même temps un petit morceau de papier qui l’étouffait à l’instant. Ce fut un secours pour l’armée de Casse-Noisette qui, une fois les premiers pas en arrière faits, fut bientôt en pleine retraite, et perdait du monde de plus en plus, de sorte que Casse-Noisette arriva devant l’armoire avec un petit nombre de soldats.

— Faites avancer la réserve ! Pantalon, Scaramouche, tambour, où êtes-vous ? s’écria Casse-Noisette, qui espérait recevoir de l’armoire de nouvelles troupes.

Il vint en effet quelques hommes et quelques femmes d’argile, avec des visages d’or surmontés de casques et de chapeaux ; mais ils combattirent avec tant de maladresse, qu’ils n’atteignirent aucun ennemi et firent tomber de sa tête le bonnet même de leur général Casse-Noisette. Les chasseurs ennemis leur brisèrent les jambes de leurs dents, de sorte qu’ils tombèrent et tuèrent dans leur chute plusieurs frères d’armes de Casse-Noisette. Celui-ci voulait franchir le rebord de l’armoire, mais ses jambes étaient trop courtes, et Claire et Trudchen, évanouies, ne pouvaient lui offrir leur aide.

Les hussards et les dragons y sautaient facilement au moyen de leurs chevaux ; alors il s’écria dans son désespoir :

— Un cheval ! un cheval ! un royaume pour un cheval !

Alors deux tirailleurs ennemis le saisirent par son manteau de bois et le roi des souris s’élança triomphant en poussant des cris de ses sept têtes à la fois.

— Ô mon pauvre Casse-Noisette ! s’écria Marie en sanglotant.

Et involontairement elle prit son soulier gauche et le jeta de toutes ses forces sur le roi des souris, au beau milieu de son armée.

Au même instant tout disparut et tout bruit cessa. Mais elle sentit au bras gauche une douleur plus vive qu’auparavant, et tomba évanouie sur le plancher.


LA MALADIE.


Lorsque Marie s’éveilla de son profond sommeil de mort, allongée dans son petit lit, et le soleil dans la chambre en passant à