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contes mystérieux.

une petite robe de soie qui pendait sur un petit piédestal élégamment ornée de délicieux rubans. Elle la regardait de tous côtés, et s’écriait à chaque instant :

— Ah ! que c’est beau ! ah ! la jolie, la jolie robe ! Et je pourrais la mettre ! bien vrai ! bien vrai !

Fritz, pendant ce temps, avait déjà fait trois ou quatre fois le tour de la table au galop sur le nouveau cheval, qu’il avait trouvé tout bridé.

En mettant pied à terre il dit :

— C’est une bête fougueuse, mais peu importe ; je la dompterai.

Et il mit en rang les nouveaux escadrons de hussards, magnifiquement habillés de rouge galonné d’or. Ils avaient en main des sabres d’argent, et leurs chevaux blancs avaient un tel éclat, que l’on aurait pu croire qu’ils étaient d’argent aussi.

Les enfants voulaient, devenus déjà plus tranquilles, feuilleter les merveilleux livres d’images qui étaient ouverts, et où se trouvaient peints toutes sortes d’hommes, toutes sortes de fleurs, et aussi de charmants enfants qui jouaient ensemble, et qui étaient si bien faits, qu’on aurait pu croire qu’ils vivaient réellement et se parlaient entre eux.

Ils voulaient de nouveau regarder ces livres, lorsqu’on sonna encore une fois.

Ils savaient que le parrain Drosselmeier devait faire aussi ses cadeaux, et ils coururent vers la table placée contre le mur.

Le paravent qui l’avait si longtemps cachée se replia tout à coup.

Sur une prairie émaillée de fleurs de toute façon s’élevait un château magnifique avec de nombreuses fenêtres à vitres et des tours d’or. Un concert de cloches se fit entendre ; les portes et les fenêtres s’ouvrirent, et l’on vit des messieurs de très-petite taille se promener dans les salles, avec de petites dames aux longues robes traînantes et aux chapeaux chargés de fleurs. Dans la salle du milieu, si bien éclairée, qu’elle paraissait en feu tant il s’y trouvait de bougies, dansaient des enfants en pourpoint court et en petite veste, au son des cloches. Un monsieur, couvert d’un manteau d’un vert d’émeraude, regardait souvent par la fenêtre, faisait des signes et s’éloignait, et aussi le parrain Drosselmeier, grand comme le pouce du papa, se montrait de temps en temps sur le seuil de la porte du château et rentrait en dedans.

Fritz, les bras accoudés sur la table, regardait le beau château et les promeneurs, et il dit :

— Parrain Drosselmeier, laisse-moi entrer dans ton château.

Le conseiller de la cour de justice lui répondit que cela n’était pas possible.

Et il avait raison, car il était déraisonnable à Fritz de vouloir entrer dans un château qui, même avec ses tours d’or, n’était pas si haut que lui-même.

Fritz comprit cela. Au bout d’un instant, comme les messieurs et les dames se promenaient sans cesse de la même façon, que les enfants dansaient, que l’homme émeraude regardait par la fenêtre, et que le parrain Drosselmeier se montrait sous la porte, Fritz impatienté dit :

— Parrain Drosselmeier, sors donc par la porte d’en haut.

— Cela ne se peut, mon cher petit Fritz, répondit le parrain.

— Eh bien, fais promener avec les autres le petit homme émeraude qui regarde si souvent par la fenêtre.

— Cela ne se peut pas non plus, répondit encore le parrain.

— Alors, reprit Fritz, fais descendre les enfants, je veux les voir de plus près.

— Mais cela n’est pas possible, reprit le parrain contrarié. Une mécanique doit rester comme elle a été faite.

— Ah ! reprit Fritz en traînant le ton, rien de tout cela ne se peut. Écoute, parrain, si tes petits hommes bien habillés ne peuvent faire dans ce château que toujours une seule et même chose, alors ils ne valent pas grand’chose, et je ne les désire pas beaucoup. J’aime bien mieux mes hussards qui manœuvrent en avant, en arrière, à ma volonté, et ne sont pas enfermés dans une maison.

Et en disant cela il s’en alla en sautant vers la table de Noël, et fit trotter les escadrons sur leurs chevaux d’argent et les fit charger selon son bon plaisir avec force coups de sabres et coups de feu, d’après son caprice.

La petite Marie s’était aussi doucement éclipsée, car elle s’était bientôt aussi lassée des allées et venues et des danses des poupées ; mais, comme elle était bonne et très-gentille, elle ne l’avait pas laissé voir comme son frère Fritz.

Le conseiller de la cour de justice dit, d’un ton désappointé :

— Ce travail artistique n’est pas fait pour des enfants, qui ne peuvent le comprendre ; je vais serrer mon château.

Mais la mère s’avança, se fit montrer tout le mécanisme intérieur et les rouages ingénieux qui mettaient les poupées en mouvement. Le conseiller démonta tout et le remonta de nouveau. Cela lui rendit sa bonne humeur, et il donna encore aux enfants quelques petits hommes bruns et des femmes avec les visages, les mains et les jambes dorés. Ces figures étaient d’argile, et avaient l’odeur douce et agréable de pain d’épice, ce qui réjouit beaucoup Fritz et Marie. La sœur Louise, sur l’ordre de sa mère, avait mis la belle robe qu’on lui avait donnée, et elle était charmante avec. Mais Marie, avant de mettre la sienne, comme on le lui disait, demanda à la regarder encore un peu. Cela lui fut accordé très-volontiers.


LE PROTÉGÉ.


La petite Marie ne voulait surtout pas s’éloigner encore de la table de Noël, parce qu’elle n’avait rien vu qui eût attiré spécialement son attention. En enlevant les hussards de Fritz qui se tenaient en ligne de parade tout près de l’arbre des joujoux, un petit homme avait été mis à découvert, et il attendait là, tranquille et discret, que son tour arrivât. Il y avait certainement beaucoup à objecter contre l’élégance de ses formes : car outre que son gros ventre ne fût nullement en rapport avec ses petites jambes grêles, sa tête paraissait aussi beaucoup trop grosse ; mais son habillement parlait en sa faveur, car il faisait supposer un homme de goût. Ainsi, il portait une très-jolie veste de hussard, d’une belle et brillante couleur violette, avec une foule de gances et de boutons blancs ; des pantalons du même genre et de ces très-jolies petites bottes qui étaient autrefois de mode parmi les étudiants et même les officiers ; elles étaient si bien ajustées aux jambes, qu’on aurait pu croire qu’elles étaient peintes. Ce qui faisait un effet comique dans son arrangement, c’était un étroit et long manteau placé par derrière, et qui paraissait être de bois ; et il portait en outre un bonnet de mineur. Et Marie se rappela aussitôt que le parrain Drosselmeier avait aussi une cape assez laide et une bien vilaine casquette, ce qui ne l’empêchait pas pourtant d’être un parrain bien-aimé. Et tout en regardant de plus en plus le gentil petit homme qui lui avait plu dès le premier coup d’œil, Marie remarqua la bonne humeur empreinte sur sa figure. Ses yeux, d’un vert clair et un peu saillants, n’exprimaient que la bienveillance et l’amitié et la barbe bien frisée et de laine blanche qui ornait son menton faisait ressortir le doux sourire de sa bouche bien vermeille.

— Ah ! dit enfin Marie, mon cher papa, quel est le charmant petit homme placé là tout près de l’arbre ?

— Celui-là, dit le père, travaillera vaillamment pour vous tous, ma chère enfant ; il mordra pour vous la dure écorce des noix, et t’appartient aussi bien qu’à Louise et à Fritz.

Et en même temps le père le prit doucement de la table, leva le manteau en l’air, et le petit homme ouvrit une énorme bouche, montra une double rangée de dents blanches et pointues. Marie, sur l’invitation de son père, y mit une noix, et — knak — le petit homme la brisa de telle sorte que les coquilles tombèrent en morceaux, et que Marie reçut la douce amande dans sa main. Et tout le monde apprit, et Marie avec les autres, que le joli petit homme descendait en droite ligne des Casse-Noisette, et continuait la profession de ses ancêtres.

Marie poussa des cris de joie, et le père lui dit alors :

— Puisque l’ami Casse-Noisette te plaît tant, ma chère Marie prends-en, si tu veux, un soin tout particulier, à la condition toutefois que Louise et Fritz pourront s’en servir comme toi.

Marie le prit aussitôt dans ses bras, et lui fit casser des noix ; mais elle choisit les plus petites, pour que le petit homme n’ouvrît pas trop la bouche, ce qui, dans le fond, ne lui seyait pas bien. Louise se joignit à elle, et l’ami Casse-Noisette dut aussi lui rendre de pareils offices, et il parut le faire avec plaisir, car il ne cessa de rire amicalement. Fritz, pendant ce temps-là, fatigué de ses cavalcades et de ses exercices, sauta auprès de ses sœurs en entendant joyeusement craquer des noix, et se mit à rire de tout son cœur du drôle de petit homme ; et, comme il voulait aussi manger des noix, le Casse-Noisette ne cessait d’ouvrir et de fermer la bouche, et comme Fritz y jetait les noix les plus grosses et les plus dures, trois dents tombèrent de la bouche de Casse-Noisette, et son menton devint chancelant et mobile.

— Ah ! mon pauvre cher Casse-Noisette ! s’écria Marie.

Et elle l’arracha des mains de Fritz.

— Voilà un sot animal, dit celui-ci ; il veut être Casse-Noisette, il n’a pas la mâchoire solide. Il ne connaît pas non plus son état ; donne-le-moi, Marie, je lui ferai casser des noix à en perdre toutes les dents, et par-dessus le marché son menton si mal attaché.

— Non ! non ! s’écria Marie en pleurant, tu n’auras pas mon Casse-Noisette ; vois un peu comme il me regarde mélancoliquement en montrant les blessures de sa bouche. Mais toi ! tu es un cœur dur et tu fais même fusiller un soldat !

— Cela doit être ainsi, s’écria Fritz. Mais le Casse-Noisette m’appartient aussi bien qu’à toi ; donne-le-moi.

Marie se mit à pleurer violemment et enveloppa vite le Casse-Noisette dans la poche de son tablier. Les parents vinrent avec le parrain Drosselmeier, et celui-ci prit part aux chagrins de Marie. Mais le père dit :

— J’ai mis spécialement le Casse-Noisette sous la protection de Marie, et comme je vois qu’elle lui devient nécessaire, je lui donne plein pouvoir sur lui, sans que personne puisse y trouver à redire. Au reste, je m’étonne de voir Fritz exiger de quelqu’un blessé dans un service la continuation de ce service. Il devrait savoir, en bon militaire, que l’on ne remet plus les blessés dans les rangs de bataille.