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contes mystérieux.

remplit la salle de plus en plus. Et au son harmonieux des cloches et des harpes, et au bruit des trompettes, tout commença à se mouvoir et à flotter en se séparant l’un de l’autre.

La coupole s’éleva et forma un bel arc-en-ciel, les colonnes s’élevèrent et devinrent de grands palmiers, l’étoffe d’or tomba et forma un tapis de fleurs brillantes, et le grand miroir de cristal se fondit en un lac brillant.

La vapeur ardente qui s’était élevée de la coiffure de Magnus s’était entièrement dissipée, et de fraîches brises balsamiques parcouraient l’immense jardin enchanté, rempli des buissons et des arbres les plus gracieux et les plus magnifiques. La musique résonnait plus fort ; on entendait de joyeux cris de joie, et mille voix chantaient :

« Sois béni, sois béni, beau pays de l’Urdar ! Ses sources sont épurées et brillent comme le cristal. Les chaînes des démons sont brisées. »

Alors tout se tut : musique, chants et cris joyeux.

Au milieu d’un profond silence, Magnus Ruffiamonte et le prince Bastianello de Pistoja montèrent sur deux autruches, et nagèrent vers la fleur de lotus, qui s’élevait du milieu du lac comme une île éblouissante. Ils montèrent dans le calice de la fleur, et les gens doués d’une bonne vue, parmi les personnes qui se trouvaient autour du lac, remarquèrent très-distinctement que les enchanteurs tiraient d’une petite cassette une très-petite mais très-jolie poupée de porcelaine, et la posaient dans le calice de la fleur.

Il arriva que le couple sortit de l’état de torpeur dans lequel il était plongé, et se mira involontairement dans les eaux du lac, au bord duquel ils se trouvaient ; et lorsqu’ils virent leur reflet, ils se reconnurent eux-mêmes, s’envisagèrent l’un l’autre, poussèrent un grand éclat de rire, qui, par son étrangeté même, ressemblait au rire du roi Ophioch et de la reine Eiris, et, transportés de ravissement, tombèrent dans les bras l’un de l’autre ; et comme ils riaient ainsi, alors, ô prodige admirable, une céleste figure de femme s’éleva de la fleur du lotus et grandit toujours de plus en plus jusqu’à ce que sa tête atteignit le bleu du ciel, tandis que ses pieds s’enracinaient dans les plus grandes profondeurs du lac.

Sur la couronne étincelante qui ornait sa tête étaient assis Magnus et le prince, et de là ils jetaient des regards sur le peuple assemblé, qui, ivre d’enthousiasme, criait avec l’accent de la joie :

« Vive notre reine Mystilis ! »

Et pendant ce temps, la musique du jardin enchanté faisait entendre de puissants accords.

Et mille voix chantaient encore :

« Oui des profondeurs s’élèvent d’ineffables joies, et elles volent en éclairant les espaces des cieux. La reine qui nous est donnée apparaît ! de doux songes environnent sa tête divine ; les plus riches mines s’ouvrent sous ses pas.

Ceux qui se reconnaissaient comprenaient la véritable existence dans le plus beau germe de la vie, et ils riaient.

Minuit était passé, le peuple se précipitait des théâtres ; la vieille Béatrice ferma la fenêtre d’où elle venait de jeter un coup d’œil au dehors, et elle dit :

— Il est temps que je prépare tout maintenant, car bientôt les maîtres vent venir, et ils nous amèneront le bon M. Bescapi.

La vieille avait apporté de quoi composer un dîner délicat, comme au jour où Giglio avait porté sa corbeille chargée de mets choisis. Mais elle n’avait plus à se tourmenter du coin étroit qui devait représenter une cuisine dans la misérable petite chambre de la maison du sieur Pasquale. Elle possédait un vaste foyer et une belle chambre ; et ses maîtres avaient un joli appartement, composé de trois ou quatre jolies pièces, pas trop grandes, mais où pouvaient trouver place de jolis meubles et tout un attirail des plus convenables.

Pendant que la vieille étalait une fine nappe sur une table placée au milieu de la chambre, elle murmurait d’un ton câlin :

— Hein ! C’est très-aimable de la part de M. Bescapi, non-seulement de nous avoir donné un charmant logement, mais de l’avoir garni en même temps de tout ce que l’on peut désirer. Maintenant la gêne nous a quittés.

La porte s’ouvrit, et Giglio Fava entra avec sa Giacinta.

— Laisse-moi t’embrasser, ma douce, ma charmante femme, dit Giglio, laisse-moi te dire du plus profond de mon âme que depuis le moment que je me suis uni à toi le plus pur, le plus délicieux plaisir de la vie a rempli mon cœur. Chaque fois que je te vois remplir le rôle de Smeraldine, ou tant d’autres encore qui appartiennent au véritable comique, et que je remplis à tes côtés le rôle de Brighella, de Trufaldin, ou de quelque autre caractère humoriste, mon âme est remplie de tout un monde de l’ironie la plus hardie et la plus vraie qui vient enflammer mon jeu. Mais, dis-moi, ma vie, quel esprit singulier s’était aujourd’hui emparé de toi ! Jamais tu n’as lancé des éclairs de la plus gracieuse gaieté féminine, jamais tu n’as été plus charmante et au delà de toute expression dans tes caprices fantastiques.

— Je pourrais t’en dire autant de toi-même, mon cher ami, répondit Giacinta en appuyant un baiser sur les lèvres de Giglio ; jamais tu n’as été plus magnifique qu’aujourd’hui ! et peut-être aussi n’as-tu pas remarqué que nous avons improvisé, pendant une demi-heure, notre scène principale, au milieu des rires continuels des spectateurs enchantés. Mais ne te rappelles-tu donc pas quel est le jour où nous sommes ? N’as-tu pas pressenti dans quelles heures pleines d’événements cet enthousiasme étrange nous a saisis ? ne te rappelles-tu donc pas qu’il y a juste un an à cette époque que nous nous sommes regardés et reconnus dans les magnifiques ondes du lac de l’Urdar ?

— Giacinta ! que dis-tu ? s’écria Giglio dans un joyeux étonnement, le pays de l’Urdar, le lac de l’Urdar s’étendent derrière moi comme un beau songe ; mais non ! ce n’était pas un songe — nous nous sommes reconnus, ô ma chère princesse !

— Ô mon cher prince, répondit Giacinta ! et ils s’embrassèrent de nouveau, éclatèrent de rire et se dirent dans les intervalles : — Voici la Perse ! là est l’Inde ; mais ici se trouve Bergame, ici Frascati ! Nos royaumes se touchent. Non, non, c’est un seul et même royaume, où nous commandons en maîtres, comme deux puissants princes ; c’est le beau, le magnifique pays de l’Urdar lui-même ! Ah ! quel plaisir !

Et alors ils se mirent à pousser des cris de joie dans la chambre et ils se jetèrent de nouveau dans les bras l’un de l’autre, et ils s’embrassaient et riaient tour à tour.

— Vous êtes comme des enfants en vacances, murmurait la vieille Béatrice ; au bout d’un an de ménage s’aimer encore, se becqueter et sauter de tous côtés, – Ô mon Dieu, vous allez jeter ces verres de la table. Oh ! oh ! signor Giglio, prenez garde de fourrer le bout de votre manteau dans ce ragoût ; signora Giacinta, prenez pitié de cette porcelaine, laissez-la vivre.

Mais eux ne faisaient guère attention à la vieille et continuaient leurs jeux. Giacinta saisit enfin Giglio par le bras, le regarda fixement dans les yeux et dit :

— Mais dis-moi, Giglio ! n’as-tu pas reconnu derrière nous le petit homme à la tunique de diverses couleurs, avec la boite d’ivoire ?

— Allons donc, ma chère Giacinta, s’écria Giglio, c’était le bon signor Bescapi avec son aiguille créatrice, notre fidèle impresario actuel, qui nous avait d’abord amenés sur la scène. Et qui aurait pu penser que ce fou de charlatan ?…

— Oui, le vieux Celionati avec son manteau déchiré et son chapeau percé, dit Giacinta interrompant Giglio.

– Qui devait être le vieux et fantastique prince Bastianello Pistoja ? dit un homme brillamment costumé qui venait d’entrer dans la chambre.

— Ah ! Excellence, c’est vous ? dit Giacinta, dont les yeux étincelaient de joie, combien nous sommes heureux, mon Giglio et moi de recevoir votre visite dans notre petite chambre ! Si vous ne dédaignez pas de prendre place à notre table mesquine, vous pourrez nous expliquer quels sont les rapports entre la reine Mystilis, le pays d’Urdar et notre ami l’enchanteur Hermod ou Ruffiamonte. Je ne suis pas encore bien au fait de tout ceci.

— La seule explication à te donner, ma belle et douce enfant dit le prince de Pistoja avec un doux sourire, est que tu es devenue intelligente par toi-même, et que tu as rendu raisonnable ce haut patron, qui a le bonheur d’être ton époux. Écoute. Je pourrais, en me rappelant mon ancien métier de charlatan, faire rayonner autour de moi des mots pleins de mystère et en même temps bruyamment sonores ; je pourrais te dire que tu es la fantaisie dont les ailes ont besoin du caprice pour se déployer ; car, sans le corps du caprice, je ne serais rien que des ailes, et tu flotterais dans les airs, devenue un jouet des vents.

Mais je ne le ferai pas, sans toutefois être porté à y renoncer, par la raison que je tomberais trop dans l’allégorie, défaut que déjà le prince Cornelio Chiapperi reprochait avec quelque raison au vieux Celionati dans le café Grec. Je dirai seulement qu’il y a un méchant démon qui porte des bonnets fourrés et des robes de chambre noires et qui, se donnant pour le grand Magnus, est capable de tourmenter non-seulement de bonnes gens ordinaires, mais aussi des reines comme Mystilis. C’était une mauvaise chose que ce démon eût mis le désenchantement de la princesse la condition d’un prodige qu’on regardait comme impossible.

Il fallait trouver dans le petit monde du théâtre un couple qui fût non-seulement animé d’une véritable fantaisie, d’un véritable caprice intérieur, mais qui fût encore en état de reconnaître comme dans son miroir cette objective disposition de l’esprit, et de la produire dans la vie extérieure, de manière à opérer comme un charme pesant sur le grand monde, dans lequel ce petit monde est enfermé. Ainsi le théâtre, si vous voulez, devait représenter, sous un certain point de vue, la fontaine de l’Urdar, dans laquelle peuvent regarder les gens.

Je crus reconnaître en vous, mes chers enfants, ce qu’il fallait pour opérer ce désenchantement de la princesse, et j’écrivis aussitôt à mon ami Magnus Hermod. Vous savez maintenant comment il descendit dans mon palais ; vous connaissez aussi toute la peine que vous nous avez donnée, et si maître Callot ne se fût pas mêlé de la partie et ne vous avait pas fait sortir de votre costume de héros…

– Oui, Excellence, dit maître Bescapi en interrompant au