Au même moment entra une personne déjà connue du lecteur, le célèbre tailleur Bescapi.
Bescapi s’avança en hâte vers le jeune homme, et s’inclina fort bas en disant : – Cher prince !
— Prince ! s’écria la société tout entière en fixant sur le jeune homme des yeux étonnés.
Celui-ci répondit d’un ton calme :
Lorsque Celionati frappa, un petit Polichinelle très-agréable…
— Le hasard a malgré moi trahi mon secret ; oui, messieurs, je suis prince, et un prince malheureux, car j’aspire en ce moment au magnifique et puissant royaume qui est mon héritage. Je vous disais tout à l’heure qu’il ne m’était pas possible de faire l’exercice qu’il faudrait, et cela parce que c’est le pays qui me manque et l’espace pour y arriver. Et par cela même que je suis circonscrit dans de si étroites limites, toutes ces figures vont se mêlant si confusément entre elles dans une danse et des jeux bizarres, qu’il m’est impossible de rien concevoir de lucide. Par les soins de mon médecin, comme aussi par les efforts de ce ministre le plus digne de tous les ministres, retrouverai, je crois, dans une alliance avec la plus belle des princesses, la beauté et la puissance qui devraient être mon partage. Je vous invite tous solennellement, messieurs, à venir me rendre visite dans mes États et dans ma capitale. Vous serez là comme chez vous, et nous ne voudrez plus me quitter, parce que vous serez libre de mener auprès de moi une véritable existence d’artiste. Ne croyez pas messieurs, que je veuille seulement vous faire de belles phrases et de vaines promesses que je retrouve seulement la santé, et, quelle que soit votre manière d’être, vous verrez combien mes intentions sont bonnes à votre égard. Je vous tiendrai parole aussi vrai que je m’appelle le prince assyrien Cornelio Chiapperi. Vous apprendrez plus tard mon nom et ma patrie ; pour le moment je dois vous les taire. Maintenant il me faut m’entretenir un moment avec cet excellent ministre sur quelques questions d’État, et voir en me promenant dans la cour si quelques bons mots ont germé sur les couches.
— Que dites-vous de tout ceci, messieurs ? dit Reinhold ; on dirait qu’une folie féerique mascarade jette des apparitions diverses dans une danse en rond, qui tourne toujours de plus en plus fort, de telle sorte qu’il est impossible de rien distinguer et de rien reconnaitre. Toutefois masquons-nous et allons au Corso. Je pressens que le capitan Pantalon, qui soutint hier un si terrible combat singulier, se montrera encore aujourd’hui, et fera quelque nouvelle folie.
Reinhold avait raison. Le capitan Pantalon parcourait d’un pas grave le Corso, comme rayonnant encre de la gloire de sa victoire de la veille, mais sans entreprendre de nouvelles extravagances comme les autres jours, bien que son immense gravité lui donnât encore un aspect plus comique qu’il ne le pensait lui-même. Le bienveillant lecteur avait déjà deviné plus récemment, et sait maintenant avec certitude, que la personne qui est cachée sous le masque n’est autre que le prince Cornelio Chiapperi, l’heureux fiancé de la princesse Brambilla.
Et la princesse Brambilla était sans doute aussi la belle dame qui un asque de cire sur le visage, se promenait majestueusement dans le Corso sous les plus riches vêtements. La dame paraissait avoir des vues sur le capitan Pantalon, car elle sut si habillement diriger sa marche, qu’il lui sembla qu’il lui était impossible de l’éviter. Mais lui se détourna et continua gravement sa promenade. Mais à la fin, lorsqu’il s’apprêtait à marcher plus rapidement en avant, la dame le saisit par le bras, et lui dit d’une douce et aimable voix :
— C’est vous, mon prince ? votre tournure et votre costume digne de votre rang vous ont trahi. Dites-moi pourquoi vous me fuyez. Ne suis-je donc plus votre vie, votre espoir ?
— Je ne sais pas bien au juste qui vous êtes, belle dame, dit le capitan Pantalon, ou plutôt après avoir été le jouet de tant d’erreurs, je n’essayerai pas de le deviner. Des princesses, à mes yeux, se sont changées en modistes, des comédiens en poupées de carton, et par cela même, j’ai résolu de ne plus supporter aucune illusion, aucune apparition fantastique, mais de les anéantir les unes et les autres, partout où je les rencontrerai.
— Commencez donc par vous-même, s’écria la dame irritée. Car vous-même, estimable signor, vous n’êtes qu’une illusion ! et pourtant non ! Bien-aimé Cornelio, reprit-elle plus doucement et avec tendresse, tu sais quelle princesse t’aime, tu sais qu’elle est venue pour te chercher des plus lointains pays, et n’as-tu pas juré d’être mon chevalier ? Parle, bien-aimé de mon cœur !
La dame avait de nouveau saisi le bras de Pantalon, mais celui-ci étendit vers elle son chapeau pointu, tira son large sabre, et dit :
— Voyez ! j’ai abattu le signe ma chevalerie, j’ai jeté de mon casque les plumes de coq ; j’ai renoncé au service des dames, car toutes récompensent avec l’ingratitude et le manque de foi.
— Que dites-vous ? s’écria la dame en courroux, avez-vous perdu la raison ?
— Dirigez vers moi le feu du diamant de votre front, éventez-moi avec la plume que vous avez arrachée au plumage varié, reprit le capitan Pantalon. Je saurai résister à tous vos enchantements, et je sais, et j’en reste convaincu, que le vieillard en bonnet de zibeline a raison, lorsqu’il dit que mon ministre est un âne et que la princesse Brambilla court après un misérable comédien.
— Oh ! oh ! s’écria la dame, dont la colère augmentait ; osez-vous me parler ainsi ? Eh bien ! je vous dirai que, puisque vous voulez être un triste prince, ce comédien que vous appelez misérable me paraît beaucoup plus estimable que vous. Aller trouver votre modiste, la petite Giacinta Soardi, après laquelle vous avez été courir, et mettez-la sur votre trône quand vous aurez trouvé un coin de terre pour l’y placer. Pour le moment, adieu !
Et la dame s’éloigna d’un pas précipité, pendant que le capitan Pantalon lui criait d’une voix perçante :
— Orgueilleuse ! — Infidèle ! — Est-ce ainsi que tu récompenses mon ardent amour ? mais je saurai me consoler.
VIII.
Il paraît cependant que le Pantalon, notre ami, ne put se consoler. Le jour suivant, il remplit le Corso de ses plaintes, en disant qu’il avait perdu la plus belle des princesses, et que, s’il ne la retrouvait pas, il se passerait, de désespoir, son sabre de bois au travers du corps. Mais comme, au milieu de son immense douleur, ses gestes étaient des plus burlesques que l’on pût imaginer, il était immanquablement entouré des masques de toute espèce, qui s’amusaient beaucoup à le voir.
— Où est-elle, ma noble fiancée, ma douce vie ? s’écriait-il d’une voix lamentable. Ai-je donc fait arracher pour cela ma plus belle molaire par maître Celionati ? n’ai-je pas couru après moi d’un coin à l’autre pour me trouver moi-même, et me suis-je retrouvé véritablement pour mener une vie languissante, privé de mes biens en amour, en plaisir et en possessions territoriales ? Mes amis ! si l’un de vous sait où niche la princesse, qu’il ouvre la mâchoire et me le dise, sans me laisser lamenter inutilement ainsi, ou qu’il coure à cette belle, et qu’il lui dise que le plus fidèle des chevaliers, le plus charmant des fiancés est assez dévoré de désirs et d’aspirations du chœur, et que Rome, comme une seconde Troie, pourrait disparaître embrasée par la flamme avec les humides rayons de la lune de ses beaux yeux.
Le peuple poussa de violents éclats de rire ; mais une voie retentissante dit en dominant tout ce bruit :