Page:Hoffmann - Contes mystérieux, trad. La Bédollière.djvu/59

Cette page a été validée par deux contributeurs.

à vous que je dois tout le scandale dans le Corso. Attendez, ma vengeance vous atteindra et saura vous écraser.

Mais comme le poëte offensé s’emportait en invectives insultantes, et faisait mine de se jeter, en compagnie de l’impresario, sur le jeune homme élégant, alors les artistes allemands les saisirent et les jetèrent à la porte assez durement tous les deux, de sorte qu’ils passèrent ainsi avec la rapidité de l’éclair devant le vieux Celionati, qui entrait dans le même moment, et leur cria : — Bon voyage !

Aussitôt que le gentil jeune homme aperçut le charlatan, il s’avança rapidement vers lui, le conduisit dans un coin de la chambre, et lui dit :

— Pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt, mon cher monsieur Celionati, pour me délivrer de deux importuns qui me prenaient absolument pour le comédien Giglio Fava, que, vous le savez, dans mon malheureux paroxysme, je tuai hier sur le Corso ? Ces gens supposaient de moi les choses les plus affreuses. Dites-moi, suis-je donc en effet tellement semblable à ce Fava, que l’on puisse me prendre pour lui ?

— Ne doutez pas, Excellence répondit poliment Celionati en faisant un salut presque respectueux, que, quant à ce qui regarde les traits agréables de votre visage, vous ne ressembliez en effet beaucoup à ce comédien, et ce fut une chose sage que de vous débarrasser de votre double vous-même, ce que vous fîtes avec une grande adresse. Quant à ce qui est de l’abbé Chiari et de l’impresario, comptez sur moi, prince ; j’écarterai de vous toutes les attaques qui pourraient retarder votre guérison complète. Rien n’est plus facile que de souffler la discorde entre un poëte de théâtre et un directeur de troupe de comédiens, de telle façon qu’ils se jettent l’un sur l’autre, et se dévorent à belles dents dans leurs combats, semblables à ces deux lions dont les deux queues seules restèrent sur le champ de bataille, comme un monument terrible de leur meurtre mutuel. Ne vous attristez donc pas de votre ressemblance avec ce tragédien de carton ; car aussi bien je sais que ces jeunes gens qui vous délivrèrent des violences de ceux qui vous attaquaient sont aussi convaincus que vous n’êtes personne autre que Giglio Fava.

— Ô mon cher monsieur Celionati ! dit le jeune homme à voix basse, ne dites pas qui je suis, au nom du ciel ! Vous savez que je dois rester caché jusqu’à ce que je sois tout à fait guéri.

— Soyez sans inquiétude, mon prince, répondit le charlatan ; sans trahir votre incognito, je dirai de vous ce qui est strictement nécessaire pour vous gagner l’estime et l’amitié de ces jeunes gens, sans qu’il vienne à aucun d’eux l’idée de demander quel est votre nom et quelle est votre position dans le monde. Feignez d’abord de ne pas vous occuper de nous, regardez par la fenêtre, ou lisez des journaux, afin de pouvoir plus tard vous mêler à notre conversation. Pour que vous ne soyez pas gêné de ce que je dirai, je parlerai dans un langage qui convient aux choses mêmes qui se rapportent à vous et à votre maladie et que vous ne comprenez pas maintenant.

Celionati prit place, comme à l’ordinaire, parmi les jeunes Allemands, qui parlaient encore, avec de grands éclats de rire, de la manière dont ils avaient en toute hâte jeté à la porte l’abbé et l’impresario. Plusieurs d’entre eux demandèrent au vieillard si ce n’était véritablement pas le comédien connu, Giglio Fava, qui s’appuyait en ce moment sur le bord de la fenêtre.

— En aucune façon, répondit Celionati, c’est un jeune étranger d’une haute naissance.

— Je ne comprends pas, dit le peintre Franz Reinhold, que nos lecteurs commissent déjà, que l’on trouve une ressemblance aussi parfaite entre cet étranger et Giglio Fava. La bouche, le nez, le front, la taille, sont exactement semblables ; mais l’expression du visage, qui fait la ressemblance véritable et que la plupart des peintres de portraits ne peuvent saisir, est si différente chez ces deux jeunes gens, que moi, pour ma part, je n’ai jamais pris un seul instant ce jeune homme pour Giglio Fava. Ce dernier avait une figure tout à fait insignifiante tandis qu’il y a sur le visage de cet étranger quelque chose de singulier, dont moi-même je ne puis deviner la signification.

— Vous pensez, dit le charlatan, qu’en ce qui regarde la médecine, je vends, sans avoir fait d’études suffisantes, des remèdes de bonne femme comme une panacée universelle. Le temps est venu de vous désabuser.

Un jeune homme très distingué est venu d’un pays situé si loin qu’il faudrait à Pierre Schlemil courir une année avec ses bottes de sept lieues pour y arriver, et ce jeune homme est venu pour avoir recours à mes talents secourables, pour être guéri d’une maladie que l’on peut nommer à la fois la plus étrange et la plus dangereuse des maladies, et qui ne peut être guérie que par un spécifique dont la façon demande des préparations magiques. Le jeune homme est affecté d’un dualisme chronique.

— Comment ! que dites-vous là ? a-t-on jamais rien entendu de pareil ? s’écrièrent-ils tous en riant.

— Je vois, dit Reinhold, que vous allez nous raconter quelque chose d’extraordinaire et de fantasque que vous ne terminerez pas encore

— Eh ! mon fils Reinhold, ce n’est pas à toi surtout de me faire de semblables reproches, répondit le charlatan, car pour toi j’ai toujours suivi le droit chemin, et si tu as bien compris, comme je le crois, l’histoire du roi Ophioch, et si tu as jeté toi-même un regard dans le miroir des eaux de la source de l’Urdar, alors…

Mais, avant de vous en dire plus long sur la maladie, sachez, messieurs, que le malade dont j’ai entrepris la guérison est justement le jeune homme qui regarde en dehors de la fenêtre et que vous avez pris pour le comédien Giglio Fava.

Tous les regards curieux se portèrent sur l’étranger, et tous s’accordèrent à trouver qu’il y avait sur ses traits, d’ailleurs d’une expression très-spirituelle, cet état incertain et confus qui suit toute maladie dangereuse qui égare momentanément la raison.

— Je crois, dit Reinhold, que vous n’entendez rien autre chose, avec votre dualisme chronique, que cette singulière folie dans laquelle le moi se partage en deux, et dans laquelle aussi la personnalité doit succomber.

— Ce n’est pas mal tiré, mon fils, mais c’est manquer le but, répondit le charlatan. Toutefois, en cherchant à vous apprendre la maladie de mon patient, je crains de ne pouvoir être assez clair dans mes définitions, surtout parce que vous n’êtes pas médecin et que je devrai m’abstenir des termes scientifiques. Je vais l’essayer comme je pourrai.

Une princesse se trouva en couches. Le peuple espérait et attendait un prince. La princesse surpassa les espérances, elle les doubla, elle mit au monde deux princes charmants qui, bien que jumeaux, pouvaient ne faire qu’un seul être, parce qu’ils se trouvaient unis vers la partie du corps qui sert à s’asseoir. Malgré ce que put dire le poëte de la cour, qui prétendit que la nature n’avait pas trouvé assez d’espace dans un seul homme pour y contenir toutes les vertus qu’elle réservait à l’héritier du trône ; malgré l’avis des ministres, qui consolèrent le prince, un peu désolé de cette double bénédiction, en disant que quatre mains tiendraient plus fortement que deux le sceptre et l’épée, il se trouvait en ce fait assez de sujets de méditations sérieuses. Ce qui parut le plus embarrassant fut la complète différence de sentiments qui se faisait remarquer de jour en jour entre les deux jumeaux. Si un prince était triste, l’autre était gai ; si l’un voulait s’asseoir, l’autre voulait marcher ; en un mot, ils ne se trouvaient jamais d’accord. Et l’on ne pouvait pas dire que celui-ci eût tel caractère et celui-là tel autre, car le naturel de l’un semblait passer dans l’autre dans un changement continuel, ce qui devait venir de ce que leur esprit était aussi étroitement lié ensemble que leu corps. Et c’était une cause de discorde ; car, étant organisés de la sorte, aucun d’eux ne savait au juste si ce qu’il pensait était son idée à lui ou celle de son frère jumeau. Et si ce n’était pas là de la confusion, la confusion n’a jamais existé.

Admettez maintenant qu’un homme ait dans le corps un double prince qui partage sa pensée comme materia peccans, et vous connaissez la maladie dont je parle et dont l’effet consiste principalement en ce que le malade est incapable de raisonner lui-même.

Pendant ce temps le jeune homme s’était insensiblement rapproché de la société, et comme tout le monde regardait le charlatan en silence, attendant qu’il continuât, il salua poliment, et dit :

— Je ne sais, messieurs, si je vous suis agréable en me mêlant à votre société ; l’on me voit partout avec assez de plaisir lorsque je suis gai et bien portant. Mais certainement maître Celionati vous a raconté tant de choses étranges de ma maladie, que vous craignez que je ne vous cause quelque gêne.

— Vous êtes le bienvenu, et je parle ici au nom de tout le monde, répondit Reinhold, et le jeune homme prit place au milieu d’eux.

Le charlatan s’éloigna, après avoir recommandé à son malade d’observer la diète la plus rigide.

Il arriva ce qui arrive toujours, c’est-à-dire que l’on se mit à parler sur celui qui venait de quitter la chambre, et l’on questionna le jeune homme sur son médecin aventureux.

— Maître Celionati, répondit celui-ci, possède des connaissances très-étendues ; il a suivi les cours de Halle et de Jéna avec distinction, et l’on peut avoir en lui pleine confiance. Il a dû être dans son temps un fort bel homme. Je ne lui connais qu’un défaut, et il est grand à la vérité, c’est de tomber toujours dans l’allégorie, et il a dû raconter de ma maladie des choses bien singulières.

— Il prétend, répondit Reinhold, que vous avez dans le corps un double héritier présomptif.

— Vous le voyez, messieurs, dit l’étranger en souriant avec grâce, c’est encore une pure allégorie, et cependant maître Celionati connaît parfaitement ma maladie, et il sait que je souffre d’un mal d’yeux que je me suis causé en portant des lunettes de trop bonne heure. Il s’est dérangé quelque chose dans ma prunelle : car je vois assez ordinairement tout à l’envers, et de là vient que je trouve souvent plaisantes les choses les plus tristes, et tristes les choses les plus plaisantes. Mais cela me cause souvent un tel effroi et un si grand étourdissement, que je puis à peine me tenir debout. Maître Celionati me recommande principalement de faire de violents exercices ; mais, au nom du ciel ! par où commencer ?

— Eh bien ! cher signer, dit un jeune homme du cercle, puisque je vous vois bien portant sur vos jambes, je sais…