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la princesse brambilla.

ment pour le Maure blanc, vous devriez savoir que je suis un héros et un chevalier comme un autre, et que la seule courtoisie me porte à me promener en culottes bleu de ciel, des bas roses et des souliers blancs. C’est un costume de bal dans le genre du roi Arthur. Mon bon sabre brille à mon côté, et je me mettrai en garde en face de vous en vrai chevalier, lorsque vous m’attaquerez comme un chevalier, et quand vous serez quelque chose de plus convenable qu’un paillasse transformé en Romain.

— Pardonnez, ô Maure blanc ! dit le masque, d’avoir un moment oublié ce que je dois au héros et au chevalier ! mais, aussi vrai que le sang d’un prince coule dans mes veines, je vous montrerai que j’ai lu comme vous d’excellents livres de chevalerie.

Et alors le capitan Pantalon fit quelques pas en arrière, et dit avec l’expression de la plus intime politesse :

— Vous plaira-t-il ?

Giglio tira son épée en saluant élégamment son adversaire, et le combat commença.

L’on comprit aussitôt que tous deux s’entendaient parfaitement à de pareils exercices chevaleresques. Ils cramponnèrent leur pied gauche sur le terrain, tandis que le pied droit tantôt s’avançait en frappant la terre pour une attaque hardie, tantôt se retirait en arrière pour prendre une position de défense. Les lames brillantes se rencontraient, les bottes se suivaient avec la rapidité de l’éclair. Après une série chaude et menaçante les combattants se reposèrent. Ils se regardèrent, et il leur vint, avec le combat, une telle affection mutuelle qu’ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et pleurèrent abondamment. Puis le combat recommença avec une double force et une double adresse. Mais comme Giglio voulait parer une botte bien dirigée de son adversaire, l’épée de ce dernier fut rabattue sur les rubans de la culotte, qui tombèrent en gémissant.

— Halte ! s’écria le Capitan Pantalon.

On visita la blessure, que l’on trouva insignifiante. Quelques épingles suffirent pour remettre les rubans en place.

— Je vais prendre de ma main gauche mon glaive, dont la pesanteur fatigue mon bras, s’écria alors le capitan Pantalon ; tu peux continuer à tenir de la droite ton épée plus légère.

— Dieu me préserve d’accepter un tel avantage ! s’écria Giglio ; moi aussi je vais changer de main, et ainsi cela n’en voudra que mieux, et mes coups en seront plus sûrs.

— Viens sur mon cœur, bon et noble camarade ! s’écria le capitan Pantalon.

Les combattants s’embrassèrent de nouveau, et se mirent à sangloter de la noblesse de leur conduite, et ils s’attaquèrent avec une nouvelle furie.

— Halte ! s’écria à son tour Giglio, sentant son épée engagée dans le rebord du chapeau de son adversaire.

Celui-ci voulait d’abord nier cette atteinte ; mais comme le bord lui tomba sur le nez, il dut accepter les offres de service de Giglio.

La blessure était insignifiante. Le chapeau, après que Giglio l’eut arrangé, n’en resta pas moins un noble feutre.

Les combattants se regardèrent de nouveau avec une affection plus grande ; chacun avait reconnu la valeur éprouvée de l’autre. Ils s’embrassèrent, pleurèrent, et l’ardeur du combat renouvelé flamba plus violente encore. Giglio se découvrit, l’épée de son adversaire retentit sur sa poitrine, et il tomba en arrière sur le terrain, privé de sentiment.

Malgré ce dénoûment tragique, le peuple, lorsqu’on emporta le cadavre de Giglio, poussa un long éclat de rire, qui fit trembler tout le Corso, tandis que capitan Pantalon mit froidement dans le fourreau son large sabre de bois, et se promena d’un pas fier dans le Corso.

— Oui ! c’est résolu, dit la vieille Béatrice, je renverrai le vieux et laid charlatan Celionati, lorsqu’il se laissera voir de nouveau pour tourner la tête de ma douce belle enfant. Maître Bescapi s’est aussi entendu avec lui pour toutes ces folies.

La vieille Béatrice pouvait voir juste en une certaine façon, car depuis le temps où Celionati commença à rendre visite à la charmante modiste Giacinta Soardi, son cœur parut complétement changé. Elle était comme plongée dans un songe continuel, et disait de temps en temps des choses si extraordinairement obscures, que la vieille était inquiète pour sa raison.

L’idée fixe de Giacinta, autour de laquelle se groupaient toutes les autres, était (et le lecteur a déjà pu le présumer) que le magnifique et riche prince Cornelio Chiapperi l’aimait et demanderait sa main. Béatrice pensait que Celionati, le ciel savait dans quel dessein, troublait la raison de Giacinta ; car, si l’amour du prince était réel alors, il était incompréhensible qu’il n’eût pas depuis longtemps rendu visite à sa bien-aimée dans sa demeure, car les princes ne sont ordinairement pas timides, et les quelques ducats que Celionati leur avait remis n’avaient rien qui fût digne de la libéralité d’une excellence. En résumé, il n’existait pas de prince Cornelio Chiapperi, ou, s’il y en avait un, le vieux Celionati lui-même avait annoncé, du haut de ses tréteaux que le prince assyrien Cornelio Chiapperi, après s’être fait arracher une dent, avait disparu, et que sa fiancée, la princesse Brambilla, le faisait chercher.

— Vous le voyez, s’écria Giacinta les yeux brillants, ceci est la clef de tout le secret ; voilà la cause qui oblige le bon et noble prince à se cacher avec tant de soin. Enflammé qu’il est de son amour pour moi, il redoute la princesse Brambilla et ses prétentions à sa main, et ne peut cependant se décider à quitter Rome. Il ne se hasarde à se montrer dans le Corso que sous les costumes les plus étranges, et c’est justement dans le Corso qu’il m’a donné les preuves les moins douteuses de son tendre amour. Bientôt brillera pour le cher prince et pour moi l’étoile d’or du bonheur dans toute sa pureté. Vous souvenez-vous encore d’un comédien dégoûtant qui me faisait autrefois la cour, un certain Giglio Fava ?

— Je n’ai pas besoin pour cela de grands efforts de mémoire, répliqua la vieille, puisque le pauvre Giglio, que j’aime beaucoup plus qu’un prince imaginaire, est venu ici avant-hier, et s’est parfaitement régalé de l’excellent dîner que j’avais préparé.

— Pourriez-vous croire, continua Giacinta, que la princesse Brambilla court après ce misérable drôle ? c’est Celionati qui me l’a assuré. Mais, de même que le prince hésite à se déclarer publiquement pour moi, la princesse, de son côté, ne peut se décider qu’avec peine à rompre son premier amour, et à élever sur le trône le comédien Giglio Fava. Mais au même instant que la princesse donnera sa main à Giglio, le prince enchanté m’offrira la sienne.

— Giacinta ! s’écria la vieille, quelles folies ! quels rêves !

— Et lorsque vous prétendez, ajouta Giacinta, que le prince a rougi de visiter la bien-aimée dans sa chambrette, vous dites un affreux mensonge. Vous ne pourriez vous imaginer quels ingénieux artifices le prince met en œuvre pour me voir à la dérobée ; car vous devez savoir qu’outre ses autres qualités et ses connaissances louables, c’est aussi un grand magicien. Je ne veux pas me rappeler qu’il vint une fois me rendre visite la nuit, mais si petit, si délicat, si gentil, que j’aurais pu le croquer. Mais il m’apparaît souvent tout à coup dans cette chambre, même lorsque vous êtes là, et il ne tiendrait qu’à vous de voir non-seulement le prince, mais toutes les magnifiques choses qui s’opèrent alors. Mais je trouve moins de plaisir à voir notre étroite chambre prendre les grandes proportions d’une salle magnifique, aux murs plaqués de marbre, aux tapis brochés d’or, aux lits drapés en damas, aux tables, aux chaises d’ébène et d’ivoire, que lorsque, la main dans la main, j’erre avec le bien-aimé dans les plus beaux jardins que l’on puisse imaginer. Je ne suis nullement étonnée, ma bonne vieille, que tu ne puisses pas respirer les senteurs célestes qui parfument ce paradis, puisque tu as la mauvaise habitude de te bourrer le nez de tabac, et que tu ne cesses, même en présence du prince, de tirer ta petite tabatière. Et tu devrais pour le moins déranger un peu ton serre-tête pour entendre le chant des oiseaux du parc, qui s’empare des sens et dissipe toute douleur terrestre, et même le mal de dents ! Et puisque je le souffre, tu ne peux pas trouver peu convenable que le prince m’embrasse sur les deux épaules, car tu vois, n’est-ce pas ? comme au même instant les plus belles, les plus resplendissantes ailes de papillon me viennent tout à coup, et comme je m’élève haut, bien haut dans les airs : ah ! quel plaisir, quand je plane à côté du prince dans l’azur du ciel ! tout ce que la terre et le firmament ont de splendide, toutes les richesses, tous les trésors cachés dans le sein de la création, et dont on n’a qu’une vague idée, se présentent à mon regard enivré, et tout cela, tout cela est à moi !

Et tu dis, vieille, que le prince est avare et me laisse dans la pauvreté, en dépit de son amour ; et tu penses peut-être que je ne serai riche que lorsque le prince sera là, et tu es dans l’erreur. Vois, vieille, vois comme, dans ce moment même où je parle du prince et de sa magnificence, comme notre chambre s’est véritablement ornée. Vois ces rideaux, ces tapis, ces glaces, et avant tout cette précieuse armoire dont l’extérieur est digne des richesses qu’elle renferme, car tu n’as qu’à l’ouvrir, et les rouleaux d’or tomberont dans ton tablier. Et que penses-tu de ces belles dames, de ces femmes de chambre, de ces pages que le prince a mis à mon service avant qu’une cour brillante environne mon trône ?

En parlant ainsi, Giacinta s’avança vers l’armoire que l’aimable lecteur a déjà vue dans le premier chapitre, et dans laquelle de riches, mais étranges costumes étaient accrochés, et que Giacinta avait montés d’après la commande de Bescapi, et elle commença à s’entretenir avec eux à voix basse.

La vieille regarda, en secouant la tête, toutes les démarches de Giacinta, et elle dit :

— Dieu vous protége, Giacinta ; mais vous êtes tombée dans un état de démence, et je veux aller chercher le confesseur pour qu’il chasse le diable qui apparaît ici. Mais, je vous le dis, tout ceci est causé par cet horrible charlatan, qui vous a mis un prince en cervelle, et par ce sot tailleur qui vous a donné ces costumes à confectionner. Mais je ne veux pas gronder ! Reviens à la raison, ma douce enfant, ma chère petite Giacinta ; reviens à toi, sois gentille comme avant !

Giacinta s’assit sans rien répondre sur sa chaise, appuya sa petite tête sur sa main, et pensive regarda fixement le plancher.

— Et si notre bon Giglio cessait ses écarts, continua la vieille ; mais, attends donc ! mais en te regardant ainsi, ma petite Giacinta, ce qu’il nous a lu un jour de son petit livre me revient à l’esprit ; attends, attends, attends, tout cela va fort bien ensemble !

La vieille alla chercher dans une petite corbeille, entre des rubans,