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contes mystérieux.

bruit, par le tranchant et la pointe, et je te conserve le ton et le tact. Écoute ! écoute ! écoute-moi !

Elle. — Comme l’harmonie de notre danse va s’augmentant toujours ! Ah ! quels pas ! quels sons ! toujours plus hardis, toujours plus hardis ; et pourtant ils réussissent, parce nous comprenons la danse de mieux en mieux.

Lui. — Ah ! comme mille cercles de feu nous ceignent ! quel plaisir. Beau feu d’artifice, tu ne cesseras jamais, car ton matériel est éternel comme le temps ; pourtant, arrêtez, arrêtez, je brûle, je tombe dans le feu.

Le tambourin et le sabre. — Retenez-vous ferme ; retenez-vous ferme ; à nous, danseurs.

Elle et lui. — Ah ! malheur ! la tête me tourne. Tourbillon ! soutenez-nous ! nous tombons

Ainsi se faisait mot pour mot la merveilleuse danse, où Giglio Fava déployait sa souplesse et ses grâces avec l’admirable belle qui ne pouvait être autre que la princesse Brambilla, jusqu’à ce qu’ils furent sur le point de tomber évanouis dans l’enivrement de leur bruyant plaisir. Mais cela n’eut pas lieu. Bien plus, Giglio, encouragé encore une fois par le sabre et le tambourin à se tenir ferme, crut tomber dans les bras de la belle ; mais cela ne se fit pas non plus, car il ne se trouva pas dans les bras de la princesse, mais bien dans ceux du vieux Celionati.

— Je ne sais pas, cher prince, dit Celionati (car, malgré votre déguisement particulier, je vous ai reconnu au premier coup d’œil), comment vous pouvez vous laisser abusez si grossièrement, avec une intelligence comme la vôtre. Il est heureux pour vous que je me sois trouvé là pour vous recevoir dans mes bras, lorsque la drôlesse, profitant de votre évanouissement, allait vous enlever.

— Je vous remercie de votre bon vouloir, mon cher monsieur Celionati, répondit Giglio, mais je ne comprends pas pourquoi vous parlez de grossière erreur, et je suis au désespoir que ce fatal étourdissement m’empêche de terminer, avec la princesse la plus gracieuse et la plus belle, une danse qui me faisait tant de plaisir.

— Que dites-vous ? repris Celionati, croyez-vous réellement que vous dansiez avec la princesse Brambilla ? Pas le moins de monde ! là est justement l’ignoble tromperie. La princesse vous a envoyé une personne de basse condition pour poursuivre, sans être troublée, un autre commerce d’amour.

— Serait-il possible que j’eusse été trompé ? s’écria Giglio.

— Pensez, continua Celionati, que si votre danseuse eût été réellement la princesse, le grand Magnus Hermod vous serait apparu aussitôt que vous auriez eu terminé votre heureuse danse, pour vous conduire dans votre royaume avec votre noble fiancée.

— C’est vrai, dit Giglio ; mais dites-moi comment tout cela s’est passé, et avec qui dansais-je ?

— Vous saurez tout, repris Celionati, c’est votre droit ; je vais vous accompagner jusque dans votre palais, pour parler plus librement avec vous, mon prince.

— Ayez donc alors la bonté de m’y conduire, répliqua Giglio, car je dois vous avouer que la danse avec la princesse supposée m’a fait un effet si étrange que je trébuche entre le songe et la vérité, et que pour le moment je ne sais réellement pas où mon palais est situé.

— Venez avec moi, Excellence, s’écria Celionati en lui prenant le bras, et ils partirent ensemble.

Il alla droit au palais Pistoja. Déjà sur les marches de marbre du palais, Giglio regarda l’édifice du haut en bas, et dit à Celionati :

— Si c’est là vraiment mon palais, ce dont je ne doute certainement pas, alors j’ai donné l’hospitalité à de singuliers hôtes, qui mènent là-haut, dans la plus belle salle, une folle existence, et se comportent comme si la maison leur appartenait plus qu’à moi. Des femmes effrontées, étrangement costumés, y retiennent les gens d’esprit, et (que les saints me protégent !) il m’est, je crois, arrivé à moi, le maître de la maison, d’être pris pour l’oiseau rare qu’elles doivent prendre dans les filets que l’art des fées a tissés de leurs mains tendres, et cela a causé assez de trouble et de désordre.

J’ai une idée vague d’avoir été enfermé ici dans une vile cage, et j’aimerais mieux ne pas y entrer. S’il pouvait se faire, mon cher Celionati, que mon palais, pour aujourd’hui, fût placé ailleurs, je le préférerais de beaucoup.

— Votre palais, Excellence, répliqua Celionati ne peut être placé nulle part ailleurs qu’ici même, et il serait contraire à toute étiquette d’aller dans une maison étrangère. Vous pensez bien, mon prince, que tout ce que nous faisons, et ce que l’on fait ici, n’a rien de réel et n’est qu’un caprice menteur ; et vous n’éprouverez plus le moindre désagrément du peuple fantasque qui fait des siennes là-haut. Entrez sans crainte.

— Mais, dites-moi, reprit Giglio en retenant Celionati, qui voulait ouvrir la porte, la princesse Brambilla n’est-elle pas entrée ici en compagnie de l’enchanteur Ruffiamonte, avec un nombreux cortége de dames, de pages, d’ânes et d’autruches ?

— Sans doute, répondit Celionati ; mais cela ne doit en rien vous empêcher d’y rentrer, vous le maître du palais, avec la princesse ; vous y serez dorénavant parfaitement en repos. Et bientôt vous vous

y trouverez tout à fait à votre aise.

En disant ces paroles, Celionati ouvrit la porte du palais et poussa Giglio devant lui. Tout dans l’antichambre était silencieux et tranquille ; mais lorsque Celionati frappa à une porte, un petit Polichinelle très-agréable apparut une bougie allumée à la main.

— Si je ne me trompe, dit Giglio à ce petit être, j’ai déjà eu l’honneur de vous apercevoir, mon cher monsieur, sur l’impériale de la voiture de la princesse Brambilla.

— C’est la vérité, répondit celui-ci, j’étais autrefois au service de la princesse, et j’y suis encore maintenant, mais comme étant spécialement attaché à votre gracieuse personne, mon cher prince !

Polichinelle éclaira les arrivants, les introduisit dans une chambre magnifique et se retira discrètement, tout en ayant soin de prévenir son prince qu’à son ordre donné, où et quand il le désirerait, il apparaîtrait aussitôt qu’il lui plairait de presser un ressort qu’il lui montra.

— Je suis seul laquais des salles d’en bas, ajoutait-il, mais je supplée à tout par mon activité.

— Ah ! s’écria Giglio en s’admirant dans le riche et somptueux palais ; ah ! je vois maintenant que je suis réellement chez moi, dans ma chambre princière ; mon impresario l’a fait peindre, il s’est trouvé redevoir de l’argent et a donné un soufflet au peintre qui lui en demandait, ce qui fit que le machiniste roua l’impresario de coups avec une torche de furies. Oui, je suis dans mon habitation de prince ! Mais, mon cher signor Celionati, vous vouliez, au sujet de ma danse, me tirer d’une grossière erreur. Parlez, je vous en prie, parlez, mais avant tout asseyons-nous.

Lorsqu’ils furent placés l’un et l’autre sur de moelleux coussins, Celionati commença ainsi :

— Croiriez-vous, mon prince, que la personne qui dansait avec vous n’est autre qu’une jolie modiste, Giacinta Soardi.

— Est-il possible ? s’écria Giglio ; mais il me semble que cette fille a pour amant un misérable pauvre diable de comédien, Giglio Fava.

— En effet, repris Celionati ; mais pourriez-vous vous imaginer que la princesse Brambilla court par monts et par vaux après ce misérable pauvre diable de comédien, ce prince de théâtre, et que c’est pour cela même qu’elle vous envoie cette modiste, dans l’espoir que vous deviendrez éperdûment amoureux d’elle, et que vous en débarrasserez le prince de théâtre ?

— Quelle pensée criminelle ! s’écria Giglio ; mais, croyez-vous Celionati, c’est un charme diabolique qui embrouille et dérange tout. Je romprai ce charme avec ce sabre de bois que je manie d’une main habile, et j’anéantirai ce misérable qui a la hardiesse de souffrir que ma princesse l’aime.

— Faites-le, cher prince, répondit Celionati avec un malicieux sourire. J’attache moi-même une grande importance à ce que ce sot animal soit écarté.

Ici Giglio pensa à Polichinelle et au service qu’il devait faire auprès de lui ; il pressa le ressort caché, Polichinelle sauta à l’instant dans la chambre, et comme il l’avait promis, il sut suppléer à une quantité de domestique. Il fut tout à la fois cuisinier, sommelier, laquais et échanson ; et en quelques secondes un délicieux repas fut préparé.

Dans le très-remarquable caprice original qui a servi de guide à l’éditeur, il se trouve ici une lacune.

Il est dit que le prince (ce ne peut être que Giglio Fava qui faisait contre Giglio Fava des menaces de mort) fut attaqué tout à coup de violentes coliques, qu’il attribua à la cuisine de Polichinelle ; mais que, lorsque Celionati lui eut fait prendre une liquor anodynus, il s’était endormi et qu’un grand bruit s’était élevé. Et l’on n’apprend ni ce que signifie ce bruit, ni si Giglio Fava et Celionati ont quitté le palais Pistoja.

Le manuscrit continue ainsi plus loin :

Aussitôt que le jour commença à baisser, un masque attira dans le Corso l’attention générale par son excentricité et sa folie. Il portait sur la tête un bonnet singulier orné de deux grandes plumes de coq et un masque avec un nez ayant la forme d’une trompe d’éléphant sur lequel était placé d’immenses lunettes, un pourpoint avec de gros boutons, et avec cela de charmantes culottes de soir bleu de ciel, avec des rubans d’un rouge sombre, des souliers blancs avec des rubans rouges, et à son côté un beau sabre pointu.

Le bienveillant lecteur connaît déjà ce costume depuis le premier chapitre de ce livre, et sait d’avance qu’il ne peut être porté que par Giglio Fava.

À peine ce masque avait-il deux fois parcouru le Corso, qu’un capitan, Pantalon Brighella, qui se montre aussi souvent dans ce volume, apparut tout à coup et s’écria, en jetant sur le masque des yeux enflammés de courroux :

— Je te joins donc enfin, sot héros de théâtre, vil Maure blanc ! Tire ton sabre, lâche, défends-toi, ou je te traverse avec cette épée de bois.

Et en même temps, l’aventureux capitan Pantalon brandit son large sabre dans les airs ; Giglio ne fut pas le moins du monde déconcerté de cette attaque, mais il dit d’une voix calme :

— Quel est ce drôle brutal qui veut se battre en duel avec moi, sans savoir le moins du monde ce que sont les véritables coutumes chevaleresques ? Écoutez, mon ami, si vous me reconnaissez réelle-